Voilà le ferry qui arrive. Nous allons quitter cette Limnos que j’aime tant. Mais c’est pour nous diriger vers Lesbos et ses promesses. Lesbos… Mytilène… des noms évocateurs de poésie, de littérature, d’artistes, de paysages…
“Un clou chasse l’autre”, dit le proverbe. Mais pourquoi oublier une île pour en aimer une autre? Ne peut-on pas avoir le cœur assez grand pour en aimer plusieurs à la fois? Bah, nous verrons bien. Alors jetons un dernier regard sur Limnos tandis que le ferry s’en éloigne. L’église Saint-Nicolas sur son promontoire, nous dit au revoir.
Quelques heures ont passé. Nous sommes partis vers 14h30, il sera maintenant bientôt 21h. Nous approchons de Lesbos, les grandes mouettes ont repéré le navire et viennent voler autour de lui dans l’espoir de satisfaire leur gloutonnerie.
La voilà, cette terre qu’ont chantée les poètes, et pas seulement Sappho ou Alcée dans l’antiquité, mais aussi Baudelaire. Je ne devrais sans doute pas, mais l’ancien prof de lettres que je suis ne peut résister à l’envie de citer ici in extenso son poème:
Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux,
Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,
Font l’ornement des nuits et des jours glorieux;
Mère des jeux latins et des voluptés grecques.
Lesbos, où les baisers sont comme les cascades
Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds
Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,
Orageux et secrets, fourmillants et profonds;
Lesbos, où les baisers sont comme les cascades!
Lesbos, où les Phrynés l’une l’autre s’attirent,
Où jamais un soupir ne resta sans écho,
À l’égal de Paphos les étoiles t’admirent,
Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho!
Lesbos, où les Phrynés l’une l’autre s’attirent!
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
Qui font qu’à leurs miroirs, stérile volupté!
Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses,
Caressent les fruits mûrs de leur nubilité;
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses!
Laisse du vieux Platon se froncer l’œil austère;
Tu tires ton pardon de l’excès des baisers,
Reine du doux empire, aimable et noble terre,
Et des raffinements toujours inépuisés.
Laisse du vieux Platon se froncer l’œil austère.
Tu tires ton pardon de l’éternel martyre
Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux,
Qu’attire loin de nous le radieux sourire
Entrevu vaguement au bord des autres cieux!
Tu tires ton pardon de l’éternel martyre!
Lesbos, l’île de la poésie, est aussi, d’un point de vue beaucoup plus prosaïque, la plus grande des îles grecques, après la Crète et l’Eubée. Avec soixante-dix kilomètres sur quarante-cinq, elle fait mille six cent trente-trois kilomètres carrés.
Et voilà, nous arrivons au port de Mytilène, nous allons débarquer. Nous allons nous engouffrer dans les entrailles du navire pour aller chercher le camping-car dans le garage de l’un des ponts inférieurs. Nous allons débarquer dans l’île de la poésie lyrique. Je ne vais pas, ici, raconter la légende d’Orphée, ce fils de la muse Calliope qui protège la poésie lyrique, ni énumérer les raisons pour lesquelles les femmes de Thrace l’ont assassiné, car ces raisons sont très variables selon les nombreuses versions du mythe. Ce qu’il me faut dire ici, c’est qu’après l’avoir tué elles ont mis son corps en pièces et ont jeté les morceaux dans le fleuve Evros (aujourd’hui la Maritsa). Les eaux du fleuve ont roulé les restes d’Orphée jusqu’à la mer, où les courants les ont dispersés. Je ne sais où a dérivé chaque partie du corps, mais la tête a échoué sur un rivage de Lesbos, ainsi que la lyre qui avait été jetée dans le fleuve avec le cadavre. Aucun texte antique, hélas, ne donne de détails sur l’emplacement de ce rivage. Les Lesbiens, eux, révéraient le poète et musicien, ils rendirent à Orphée les honneurs funèbres, enterrèrent pieusement sa tête et sa lyre et élevèrent un tombeau. Faut-il alors s’étonner que Lesbos soit la terre d’élection de la poésie lyrique? On peut citer, entre autres, Arion (septième siècle avant Jésus-Christ), poète lyrique; Sappho (vers 630-vers 580 avant Jésus-Christ), poétesse lyrique; Alcée (vers 630-vers 580 avant Jésus-Christ), poète lyrique; Anacréon (vers 550-vers 464 avant Jésus-Christ), poète lyrique. Et l’on peut ajouter Leschès de Pyrrha (8e-7e s. avant Jésus-Christ), poète épique, lui. Belle brochette.
Un petit épisode historico-anecdotique, selon Hérodote: nous sommes au printemps de l’an 493 avant Jésus-Christ, le roi de Perse est Darius. “L’armée navale perse […] reprit la mer et conquit sans peine les îles proches du continent, Chios, Lesbos et Ténédos. Lorsqu’ils s’emparaient d’une île, les Barbares en prenaient la population ‘au filet’; voici comment la chose se passe: les hommes se prennent par la main pour former une chaîne déployée de la rive nord à la rive sud de l’île, puis ils avancent en rabattant devant eux les habitants du pays”.
En guise d’introduction, je me contenterai de quelques images. Des cours d’eau sont presque à sec quoique nous ne soyons qu’au printemps, mais d’autres ne manquent pas d’eau. Et la nature est loin d’être pauvre.
Une toute petite illustration de cette nature de Lesbos, faune et flore. Mais ce n’est rien, nous allons en voir beaucoup, beaucoup plus au cours de nos pérégrinations à travers cette île.
La mer, la montagne, une coulée de lave qui prouve l’origine volcanique de l’île. Du vert et du bleu parsemés de roches. Lors de mes prochains articles, j’aurai l’occasion de montrer bien des paysages somptueux.
Ce grand bâtiment dans la campagne, je ne le place ici que symboliquement, pour dire que mes prochains articles parleront de toutes sortes de monuments.
Et ces ponts que j’ai photographiés dans le nord-est de l’île, je les mets là pour évoquer le passé byzantin ou ottoman, mais aussi ce qu’il y a eu avant ces époques, une longue antiquité.
En fait, nous allons rester sur Lesbos beaucoup plus longtemps que ce que nous avions envisagé. Arrivés le 31 mai, nous ne la quitterons que le 15 juillet, soit tout juste un mois et demi plus tard. Jouant les cartographes, j’ai donc dessiné ci-dessus l’île de Lesbos aussi précisément que possible, j’y ai placé deux repères principaux, la capitale Mytilène et la ville de Methymna, et j’y ai ajouté avec des points rouges les divers endroits que nous avons visités et dont je rendrai compte dans mon blog. Et j’ai déjà prévu de publier 27 articles (y compris celui-ci), pas un de moins, sur cette île enchanteresse:
Lesbos 01 : Bonjour Lesbos
Lesbos 02 : Regard sur Mytilène
Lesbos 03 : Le château de Mytilène
Lesbos 04 : Les musées archéologiques de Mytilène
Lesbos 05 : Le monastère Agios Rafaïl à Thermi
Lesbos 06 : Le monastère d'Ypsilou
Lesbos 07 : Le monastère de Leimonos
Lesbos 08 : Divers monastères
Lesbos 09 : Thermi
Lesbos 10 : Eresos
Lesbos 11 : Anemotia
Lesbos 12 : Petri et Petra
Lesbos 13 : Lisvori, Agiasos, Perama
Lesbos 14 : Pamfila et Panagiouda
Lesbos 15 : Archéologie dans l'est de l'île
Lesbos 16 : Archéologie dans l'ouest de l'île
Lesbos 17 : paléochrétienne et ottomane
Lesbos 18 : Methymna (Molyvos)
Lesbos 19 : Agia Paraskevi, musée de l'olive
Lesbos 20 : Chydira et Vatousa
Lesbos 21 : Plomari et l'ouzo
Lesbos 22 : Efthalou, Sykaminia, Pelopi, Mandamados
Lesbos 23 : Le "Tavros" à Komi et Pigi
Lesbos 24 : Sigri et sa forêt pétrifiée
Lesbos 25 : Lesbos et ses écrivains
Lesbos 26 : Agia Paraskevi
Lesbos 27 : Le "Tavros" d'Agia Paraskevi
Après le sacrifice du “Tavros” que je garde jalousement pour la fin, cette fête héritée directement du paganisme et qui s’étale sur trois jours, nous nous embarquerons pour l’île de Chios, et la poursuite de nos aventures égéennes.
Avant de conclure cette rapide présentation très générale de l’île, je voudrais me rendre sur les rives du golfe de Kalloni, où se rassemblent des milliers d’oiseaux. Beaucoup de fois nous nous sommes arrêtés ici ou là pour prendre quelques photos, négligeant les marais peu esthétiques et les tas de sel. Au sujet de Methymna (ou Molyvos) j’aurai l’occasion d’expliquer que nous avons peu utilisé notre camping-car, ce qui nous aura amenés à souvent louer une voiture. Mais lorsque nous étions ici avec le camping-car, j’ai ouvert l’échelle pour grimper sur le toit et saisir ainsi quelques images que j’aime bien.
Des flamants roses, par exemple. Ils s’approchent peu des rives, je mets mon téléobjectif à fond (ce qui n’est, hélas, que 200mm), et puis je me cale bien et je retiens mon souffle au moment de déclencher, pour avoir une image aussi nette que possible, dont je puisse n’utiliser que le centre. Mais qu’ils sont beaux, ces grands oiseaux, et comme leurs postures sont intéressantes!
Un panneau, quelque part au bord du golfe, détaille l’extraordinaire biodiversité des lieux :
oiseaux 252 espèces dont 87 protégées
mammifères 24 espèces dont 12 protégées
reptiles 24 espèces dont 19 protégées
amphibiens 24 espèces dont 4 protégées
invertébrés 11 espèces
À cette faune, il faut ajouter la flore, avec pas moins de 376 espèces, dont 39 sont cataloguées comme rares, en danger et protégées. Ce n’est pas un hasard si, après la mort de Platon, Aristote est venu de 347 à 345 avant Jésus-Christ mener avec son disciple Théophraste ses recherches de biologique marine à Lesbos, dans ce golfe et aussi, ou surtout, dans le golfe de Gera, qui est l’autre profond golfe du sud de l’île, plus à l’est, juste en face de Mytilène, disséquant et classifiant à tour de bras. Parce que cet écosystème se rattache au programme Natura 2000, les cent quarante-sept mille Euros de son budget sont cofinancés par le Conseil de l’Europe et le conseil régional.
Sans doute est-ce parce qu’ils ont largement de quoi se remplir l’estomac avec les espèces plus faibles que les oiseaux sont ici tellement nombreux. Espérons qu’au moins ils sélectionnent leur nourriture pour ne pas mettre en danger d’extinction les espèces protégées! Concernant ma photo ci-dessus, je ne saurais dire le nom de cet oiseau. J’ai l’impression que c’est un jeune (sans pouvoir dire si c’est un enfant ou un adolescent), et quoique la couleur de son plumage ébouriffé ne corresponde pas, je me demande s’il n’appartient pas à la première des deux espèces que je montre ci-dessous.
L’une des espèces que l’on voit le plus souvent est celle de mes trois photos ci-dessus. Sur les panneaux explicatifs, je les reconnais bien, ces oiseaux. Il paraît que ce sont des avocettes élégantes. Cet oiseau porte le nom latin savant de recurvirostra avosetta (avocette au bec courbe). Et il est bien vrai que lorsqu’il se redresse avec dignité et marche avec distinction, il ne manque pas d’élégance.
J’aime également beaucoup cette autre espèce, avec son bec droit et pointu et ses longues pattes rouges. C’est, nous dit le panneau illustré, une échasse blanche, en latin himantopus himantopus. Très élégante elle aussi. Et elle s’envole, pour nous montrer que nous devons nous aussi poursuivre nos visites. Ou plutôt les commencer, car ce premier article sur Lesbos n’est qu’une petite introduction.