Venant de Cos, nous allons passer deux jours à Nisyros avant de gagner Rhodes. Deux jours seulement, mais deux jours intenses. Le ferry a quitté Cos dans la nuit de jeudi 11 à vendredi 12 à 2h50, il a accosté à Nisyros à 4h10. Un bref sommeil, et nous disposons de tout notre vendredi et de tout notre samedi pour visiter l’île, et dimanche matin départ à 9h40 pour Rhodes. Compte tenu de la nécessité de se présenter à l’embarquement bien avant l’heure du départ, nous n’aurons pas vraiment le temps de voir grand-chose ce matin. Deux jours, donc, et pas plus.
Ma photo ci-dessus montre Nisyros du côté de sa capitale et de son port, Mandraki. Cette vue générale, je l’ai prise alors que nous la quittions, le sillage du navire en fait foi. Je suis bien obligé de commencer par le départ, car l’arrivée s’étant faite de nuit, je n’ai pas pu prendre de photo significative de l’île.
Les problèmes de transcription des noms en caractères grecs dans notre alphabet, c’est ennuyeux, mais il me faut à chaque fois en parler pour que l’on puisse s’y retrouver selon le guide, la carte ou le site Internet que l’on consulte, les noms apparaissant à chaque fois sous une forme différente. En grec, c’est Νίσυρος (nom féminin, comme quasiment toutes les îles en grec). Transcrit littéralement, cela donne Nisyros. C’est l’orthographe que j’adopte. Certains, parce que le Y et le I se prononcent de la même manière, orthographient Nisiros. Mais aussi, parce que le simple S entre deux voyelles se prononce Z, en français comme en anglais, il est fréquent que dans la transcription le S soit redoublé: Nissiros ou Nissyros. Pour obtenir un maximum de résultats dans les moteurs de recherche sur Internet, il faut parfois essayer avec ces différentes orthographes.
L’origine de Nisyros? C’est le géographe Strabon, né vers 64 avant Jésus-Christ et mort vers 24 après, qui nous en parle, quoiqu’avec quelques doutes, dans sa Géographie (X, 5, 16). D’abord le texte grec, puis ma proposition de traduction:
Φασὶ δὲ τὴν Νίσυρον ἀπόθραυσμα εἶναι τῆς Κῶ, προσθέντες καὶ μῦθον, ὅτι Ποσειδῶν διώκων ἕνα τῶν γιγάντων Πολυβώτην ἀποθραύσας τῇ τριαίνῃ τρύφος τῆς Κῶ ἐπ' αὐτὸν βάλοι, καὶ γένοιτο νῆσος τὸ βληθὲν ἡ Νίσυρος ὑποκείμενον ἔχουσα ἐν αὐτῇ τὸν γίγαντα· τινὲς δὲ αὐτὸν ὑποκεῖσθαι τῇ Κῷ φασιν.
Ce que je traduis: “On dit que Nisyros est un fragment de Cos en se référant au mythe selon lequel Poséidon poursuivant Polybotès, l’un des géants, après avoir détaché avec son trident un morceau de Cos l’aurait jeté sur lui, et l’île de Nisyros aurait été créée de ce roc envoyé, maintenant écrasé sous elle le géant; mais certains disent qu’il est écrasé sous Cos”.
Le port se trouve dans la capitale de l’île, nommée Mandraki. C’est une bien petite ville, mais elle est sympathique, et elle a su ne pas se laisser transformer et défigurer par le tourisme de masse. En outre, l’accueil est des plus chaleureux. Un exemple? Lorsque nous sommes arrivés, en pleine nuit, nous n’avons pas trouvé mieux, pour finir la nuit, que de poser notre camping-car le long de la route, sur un bas-côté élargi comme un tout petit parking. Le lendemain, vendredi, supposant qu’il était difficile de se rendre au volcan avec notre lourd engin, nous avons voulu louer une voiture. Dans l’agence sur le port, nous avons été reçus par une jeune femme de façon extrêmement aimable. Elle nous a dit que pour le volcan, il n’y avait pas de problème pour nous y rendre avec le camping-car, mais que le samedi il y avait le soir une fête qui pouvait nous intéresser (nous avons causé un bon moment, elle s’intéressait à notre voyage, à notre projet et nous a posé bien des questions), et finalement nous n’avons loué la voiture que pour le samedi. Nous avons aussi demandé si elle avait une idée de l’endroit où nous pourrions passer la nuit plus commodément que sur la route, elle nous a dit que sur le port il n’y avait pas de problème, et que nous pouvions même nous connecter sur le 220 volts dans l’une des bornes qui sont prévues pour les bateaux. La Municipalité, et ses habitants, sont plus accueillants que les villes qui interdisent l’accès des camping-cars, même dans la journée et en payant leur place de parking.
Cette (petite) ville sympathique, je l’ai photographiée depuis l’acropole antique (dont je parlerai dans mon article Nisyros 03) qui la domine à quelque distance au sud (première photo ci-dessus), et aussi depuis la ruelle qui monte vers le monastère de la Panagia Spiliani, la Vierge de la Grotte (qui sera l’objet de mon article Nisyros 04). On la voit, toute ramassée, toute tassée, entre la mer et la montagne, incapable d’escalader cette pente abrupte, se contentant d’essaimer sa vieille citadelle et son monastère au sommet.
Sur cette photo, on comprend peut-être mieux la disposition de la ville. Je suis sur l’acropole antique; en promenant la souris sur l’image de Google Earth, il apparaît que je suis entre 96 et 102 mètres d’altitude. Devant moi, il y a cette énorme roche sur laquelle les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, installés à Rhodes et s’étant étendus à Cos, ont construit un kastro sur cette île de Nisyros située entre les deux grandes îles, et dans l’emprise du kastro écroulé on voit le blanc monastère de la Panagia Spiliani. Au pied de cette roche, c’est la ville de Mandraki, avec ses maisons blanches au toit en terrasse. Et puis le paysage de la mer est barré par une île qui, sur la gauche, s’abaisse et devient extrêmement étroite, c’est Gyali. Derrière Gyali, dans les rayons ultra-violets qui noient le lointain dans une sorte de brume, on distingue vaguement le rivage de Cos.
Nous n’irons pas sur cette Gyali. Je ne pourrai donc pas en montrer d’autres photos ni les commenter, c’est donc maintenant que je vais en parler. Ce n’est pas une île immense et surpeuplée, Wikipédia lui donne 10 habitants (en 2001, mais je gage qu’aujourd’hui encore on ne s’y presse pas comme dans le métro parisien aux heures de pointe, d’autant plus qu’il y avait 16 habitants au recensement de 1991). C’est une île volcanique, mais quand j’ai cherché à savoir depuis quand le volcan n’a plus craché, je trouve dans Wikipédia en français que “la dernière éruption connue sur Gyali date de l'Holocène”, c’est-à-dire une époque comprise entre 8000 avant Jésus-Christ et… ce matin! Pas très précis. Dans un livre en anglais, Israel's Exodus in Transdisciplinary Perspective (Springer 2015), au sujet de l’éruption de Santorin en 1540 avant Jésus-Christ et de pierres ponces que l’on a retrouvées là, il est dit que “all come from earlier eruptions at Nisyros and Gyali”, toutes proviennent d’éruptions antérieures, à Nisyros et à Gyali. Mais sans doute pas très antérieures, parce que Wikipédia en allemand est beaucoup plus précis que la version française: “Die letzte vulkanische Aktivität von Gyali fand laut Thermolumineszenzdatierung etwa 1460 v. Chr. statt und damit relativ zeitnah zur Minoischen Eruption der Vulkaninsel Santorin”, ce qui, si je peux me fier au traducteur (parce que je ne comprends rien à cette langue) voudrait dire qu’une étude des pierres par thermoluminescence donnerait la date de 1460 avant Jésus-Christ, soit un peu moins d’un siècle après Santorin (et non avant Santorin). Qui croire?
En grec, το γυαλί (to gyali) signifie le verre. L’île doit son nom à l’obsidienne d’origine volcanique qui était déjà exploitée au troisième millénaire avant Jésus-Christ sur la moitié de l’île que l’on voit sur la droite de mes photos, tandis que la moitié à gauche sur les photos est exploitée aujourd’hui très activement pour la pierre ponce. Entre ces deux moitiés, qui étaient des îles indépendantes l’une de l’autre, s’est peu à peu formé un isthme de sédiments récifaux modernes (“modern reef sediments”, dit sur son site en anglais la Smithsonian Institution américaine).
Il existe, de temps à autre, une navette entre Nisyros et Gyali. Il n’y en avait pas lors de notre passage. J’aurais beaucoup aimé aller faire un tour sur cette petite île, cela n’a pas été possible. Je ne peux donc ni en montrer plus, ni en dire plus que ce qui précède, et je le regrette. Revenons donc à Nisyros.
Quoique chaque île ait sa personnalité propre, une personnalité forte, néanmoins on retrouve ici ces maisons blanches, les portes et fenêtres bleues qui évoquent davantage les Cyclades que le Dodécanèse, ces ruelles étroites et sinueuses, ces minuscules places ombragées. Une petite ville qui est restée authentique et qui a un charme fou.
Et les gens ont du goût. Certains ne se contentent pas de se conformer à l’esthétique générale, mais imaginent leur propre décoration. Ainsi, parce que la rue est en pente, les propriétaires de cette maison ont imaginé de ne pas accéder à leur porte directement au haut d’un escalier, mais sur une sorte d’étroit trottoir. Et le sol de ce trottoir, qu’il est joli!
J’ai peut-être des goûts bizarres, je ne sais pas, mais j’ai toujours envie de photographier ce genre d’endroits, un vieil escalier de pierres usées sous une voûte, et puis au bout apparaît la vie, une porte, des pots de fleurs… Quant au panneau fixé au mur, il adopte une écriture entrelacée que j’ai eu un peu de mal à décoder; alors puisque j’ai peiné dessus, il ne faut pas que ce soit pour rien, voilà ce qui est écrit: “Cette maison a été donnée au saint monastère de la Panagia Spiliani par les héritiers des regrettés Élie et Anne Diakomichalis”.
Encore deux images de bâtiments vus à Mandraki, la capitale de Nisyros. Deux images opposées. Car la première, malgré ses huisseries dépeintes, est luxueuse, avec ses portes en plein cintre et ses murs en belles pierres de taille, tandis que la seconde, qui est troglodyte, semblerait complètement abandonnée si, tout au contraire, deux de ses portes n’étaient soigneusement peintes et bien entretenues. Et d’ailleurs, le gros sac posé devant la façade près de la porte d’entrée porte l’inscription δομικά υλικά, c’est-à-dire matériaux de construction. Ou bien, donc, c’est du ciment pour reconstruire quelque chose ou pour crépir la façade, ou bien ce sont des déblais avant restauration. Et, de toutes façons, ces deux maisons ont beaucoup de cachet.
Voilà donc pour l’architecture privée. Passons maintenant à l’architecture publique avec l’hôtel de ville. La plaque fixée au-dessus de la porte-fenêtre qui ouvre sur le balcon dit δημαρχείο 1931 (mairie, 1931). Il a donc été érigé à l’époque où l’île était, avec ses sœurs du Dodécanèse, sous domination italienne. Ce n’est d’ailleurs pas très étonnant, parce que le style n’en est pas du tout grec, son auteur en est certainement un architecte italien, quoiqu’il n’ait pas hérité des gènes de la terrible architecture mussolinienne.
Quant au sol de la place, encore ici de jolis dessins effectués en galets posés de chant, jouant sur l’alternance des couleurs. En Provence, on appelle cela une calade, mais je ne sais trop comment appeler cela hors de l’Occitanie, soit en langue d’oïl, soit en grec… Ce peuple a toujours été amateur d’art, et cela se voit dans chaque détail. La population totale de l’île tournant autour des 1000 habitants seulement partagée entre six agglomérations, il y a peu, je pense, de bourgs aussi petits que Mandraki à travers le monde, qui soignent autant leur esthétique.
Après l’architecture civile, privée ou publique, l’architecture religieuse. Comme je l’ai annoncé au début, je consacrerai un article spécifique au monastère de la Panagia Spiliani. Je n’en parlerai donc pas ici. Et je passerai rapidement sur ces petites églises qui, sans démériter, ne sont cependant pas de grand intérêt.
Sur l’une des photos que j’ai publiées au début du présent article, où je montre l’île de Gyali, on voit dans la nature, surplombant la mer, cette tour qui apparaît ici en plus gros plan. Je me suis demandé ce qu’elle pouvait bien être, une tour de défense datant des Chevaliers de Saint-Jean, ou le corps d’un moulin à vent qui a perdu son toit et ses ailes? Je pencherais pour la première solution, car son sommet est crénelé, ce qui indiquerait plutôt une terrasse qu’un support de toit. Mes livres n’en parlent pas, mes guides non plus, ni les sites Internet consultés, et même quand j’ai fait une recherche d’images avec “tour“ et avec “moulin”, en français ou en grec, elle n’apparaît nulle part. Elle n’intéresse donc personne que moi, à moins que ceux qui la voient et n’en trouvent pas l’explication préfèrent la passer sous silence.
Au sujet de Cos, j’ai évoqué la prise de possession de l’île par les Chevaliers hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, dans la foulée de leur prise de possession de l’île de Rhodes. Rhodes 1310, Nisyros et Cos 1315. Ils y resteront jusqu’à ce que les Ottomans parviennent enfin à se rendre maîtres de Rhodes où se trouvait le quartier général de l’Ordre, en 1522. Là comme ailleurs, ils ont bâti un kastro –un château– pour défendre leur île. Mais à la différence de celui de Cos (mon article Cos 05, le kastro de Neratzia) ou de celui que nous visiterons bientôt à Rhodes, il était beaucoup plus petit, et surtout il n’a pas du tout été entretenu. Aujourd’hui, il ne se visite pas, et d’autant moins même que le monastère de la Panagia Spiliani y a élu domicile au dix-septième siècle. Sa position au sommet d’un éperon rocheux, face à la mer, était stratégiquement excellente. Sur ma seconde et sur ma troisième photos ci-dessus, on voit l’étroit escalier qui mène au monastère.
Il me faut aussi évoquer des natifs célèbres de Nisyros. Je dis célèbres, mais j’avoue ne pas les connaître, et n’avoir presque rien trouvé sur eux. Ces deux frères Cazavis (1893-1967 et 1898-1972) sont nés et ont grandi ici. La plaque apposée auprès de ces médaillons dit que, par leurs mots et leurs actions, ils ont fait connaître en Amérique l’histoire et la culture de leur terre d’origine. Il est aussi dit qu’ils ont lutté pour la libération du Dodécanèse. J’ai trouvé sur Internet une allusion à deux livres écrits par le plus jeune: est-ce cela qui fait dire qu’ils ont diffusé la connaissance de Nisyros?
C’est une liberté laissée à tout un chacun, dans une démocratie, de choisir l’endroit où il se trouve le plus à l’aise. Pour ma part, je ne trouve pas qu’une poignée de porte soit le lieu le plus confortable pour m’asseoir, mais je ne contesterai certes pas à ce chat le droit de préférer ce type de siège à un coussin moelleux. Car il ne faut pas croire qu’il n’ait fait que bondir là pour aller ailleurs, non, pas du tout: il était là quand nous sommes passés par cette rue, je me suis arrêté, je l’ai pris en photo (il me regardait opérer très calmement), puis nous avons poursuivi notre chemin, et après une minute je me suis retourné et j’ai constaté qu’il n’avait pas bougé de là. Aussi l’ai-je jugé digne de clore le présent article.