Bari est une ville où l’on rencontre des masses de Russes. Ce sont des pèlerins orthodoxes, car les églises orientales, que ce soient les orthodoxes ou les catholiques de rite grec, ont une grande dévotion pour saint Nicolas, dont les reliques sont dans la basilique de Bari. Sur la place devant la basilique, cette grande statue du saint est accompagnée d’une plaque en cuivre apposée en 2003 et signée du président de la fédération russe (c’est-à-dire Vladimir Poutine à cette époque), adressée en italien et en russe aux "Chers citoyens de Bari", auxquels il s’adresse en ces termes : "Je suis heureux de la possibilité de saluer cordialement les habitants de l’antique cité italienne de Bari. Il m’est particulièrement agréable de le faire dans la mesure où votre terre et la Russie sont unies par les liens d’une histoire pluriséculaire. En cadeau à votre cité, qui garde ce grand et sacré trésor que sont les reliques de saint Nicolas, archevêque de Myra en Lycie, voici une statue de ce thaumaturge. / Le saint évêque Nicolas est l’un des saints les plus vénérés. Mais surtout en Russie il jouit d’une vénération spéciale. À saint Nicolas sont dédiés les autels de beaucoup d’églises russes. / Puisse ce don être le témoignage non seulement de la vénération du grand saint de la part des Russes, mais aussi de la constante aspiration des peuples de nos pays à la consolidation de l’amitié et de la coopération". Ces mots sous la plume d’un colonel du KGB soviétique qui a combattu toute pratique religieuse avec l’énergie qu’on lui connaît sont particulièrement savoureux. Mais il est vrai qu’en vingt ans bien de l’eau a coulé sous les ponts de la Moskova et de la Néva.
La basilique Saint Nicolas, seule, a échappé à la fureur destructrice de Guillaume le Mauvais, alors que ni le château, ni même la cathédrale n’avaient été épargnés. Bari avait été le siège du gouverneur romain, celui du gastald lombard qui régnait sur le sud de l’Italie, de l’émir sarrasin de 841 à 871, puis du catépan byzantin de 876 à 1071, et même intronisée capitale de l’Italie du sud à partir de 970. Et voilà qu’en 1071 Robert Guiscard dont la capitale est à Salerne conquiert Bari, la réduisant de ce fait au simple statut d’un chef-lieu de province, avec les pertes économiques que cela implique. C’est pourquoi, pensant attirer la foule des pèlerins vers les reliques de ce saint très vénéré et ainsi générer d’abondantes recettes pour sa ville, l’évêque a volé en 1087 les précieuses reliques destinées à Rome comme je l’ai raconté dans mon article au sujet de la cathédrale pour l'effigie de la Madone. Les deux histoires sont absolument parallèles, l'iconostase pour les premiers, le crainte des Musulmans après leur conquête dans le second cas, les moines basiliens, les marins, la rumeur en ville, le vol par l'évêque. Si l'une des histoires n'est pas légendaire (car après tout tout cela est assez vraisemblable, sans apparition, sans mystère), c'est très probablement celle de saint Nicolas car le vol a dans ces circonstances une signification économique. L’évêque, donc, voulait placer les reliques dans sa cathédrale, mais le peuple voulait absolument un lieu nouveau réservé au grand saint. Sous la pression populaire, devant l’agitation et craignant une émeute, l’évêque décida alors de transformer le palais du catépan inoccupé depuis le départ des Byzantins et délaissé par le Normand résidant à Salerne, et pour cela il chargea l’abbé Élie d’élaborer des plans et de conduire les travaux. À noter que dans les premiers temps de l’Église, et selon une tradition qui s’est longtemps perpétuée en Italie, l’évêque est l’administrateur d’une paroisse ou d’un groupe de paroisses dans une ville, et non pas comme aujourd’hui d’un diocèse. Cela explique que dans les inscriptions de cette basilique, il soit fait référence à l’évêque Élie. Cela explique aussi que dans de nombreuses petites villes voisines les unes des autres il y ait des cathédrales alors qu’en France il y a une cathédrale par diocèse et en général un diocèse par département, voire par deux départements (par exemple, Cher et Indre).
D’après un parchemin, il semble que l’essentiel de l’édifice ait été achevé en 1103, avant la mort d’Élie en 1105, et que son successeur, l’abbé Eustathe (1105-1123) n’ait eu à réaliser que la décoration et les sculptures.
Voici le portail principal de la façade de l’église. On remarque que sur ce mur très nu, dont même la rosace n’est en rien ouvragée, le portail est richement décoré. Il est surmonté de l’image de saint Nicolas. De part et d’autre, avec l’arrière-train engagé dans la paroi ce qui donne l’impression qu’ils sortent du mur, deux grands bœufs remplacent les traditionnels lions que le Moyen-Âge place à l’entrée de ses églises. Et lorsqu’il ne s’agit pas de l’évangéliste saint Luc, cet animal n’a rien de commun avec les décorations usuelles d’une église chrétienne. Cela m’amène à parler de l’histoire de la construction. Au début de 1010, le Lombard Melo prend la tête d’une révolte contre le pouvoir byzantin, et le catépan Curcuas est tué par les Lombards. Byzance envoie alors un nouveau catépan, Basile Mésardonite, qui débarque à Bari à la tête de renforts et assiège la ville. Au bout de 61 jours, il entre dans Bari en avril 1011, restaure le palais et, selon une pierre gravée, "poussé par une dévotion sincère, il a édifié la sainte église du glorieux Démétrius, construite en pierre, afin que comme un phare elle resplendisse radieusement". Démétrius, c’est Dimitri, ou Dmitri comme mon beau-père. Puis vient le long siège (1069-1071) au terme duquel le Normand Robert Guiscard chasse définitivement les Byzantins de Bari. Le palais du catépan est désormais inoccupé et en 1087 l’évêque y fait construire une basilique pour accueillir les reliques de saint Nicolas. Trois théories s’affrontent concernant la construction. Je n’entrerai pas dans les longs développements de chacun des spécialistesque j'ai eu l'occasion de lire et d'étudier, mais j’en retire ce qui, à mes yeux, est le plus plausible. La basilique ne suit pas un axe régulier, les arceaux de la façade au-dessus des portails latéraux, comme on le voit sur ma photo, ne tombent pas au milieu du portail (surtout du côté droit), la crypte et ses chapiteaux sont nettement byzantins comme on va le voir tout à l’heure, et puis il y a ces fameux bœufs de la façade, par conséquent la basilique a dû, non pas remplacer, mais largement réutiliser les bâtiments du palais du catépan.
La basilique étant tournée vers l’est comme il est habituel, à l’opposé du chœur la façade est à l’ouest. Sur le flanc nord, on trouve cette très belle Porte des Lions qui remonte au onzième siècle. Entre autres sculptures intéressantes, celle du bandeau interne de l’arc qui la surmonte. Il représente une scène de guerre où des cavaliers en armure prennent d’assaut une citadelle représentée par une porte barricadée, au-dessus de laquelle apparaissent les têtes de deux défenseurs. En 1098, Bohémond, un fils de Robert Guiscard ("c’était une merveille à voir pour les yeux, et sa réputation était terrifiante", écrit à son sujet avec une admiration sans bornes Anne Comnène, la fille de l’empereur byzantin Alexis I, pourtant ennemi juré des Normands), Bohémond, dis-je, prend la ville d’Antioche, ce qui constitue une victoire de grande portée, et cette sculpture pourrait fort bien être la célébration de cet événement.
Continuant à tourner autour du bâtiment, on trouve sur la façade est une fenêtre décorée de deux éléphants qui l’encadrent. Même hérissé de ses aiguilles anti-pigeons, j’aime bien cet éléphant qui, comme les bœufs de l’autre côté, semble sortir du mur. Et puis je n’oublie pas que l’éléphant était l’animal préféré de Papa, à qui j’aurais voulu pouvoir dédier cette image.
Parce que le mur porte cette sculpture représentant saint Nicolas dans sa tenue d’évêque, avec sa mitre sur la tête et son emblème des trois boules d’or posées sur l’évangile, je ne peux manquer de montrer cette image.
Entrons maintenant dans la basilique. Son ampleur nue est impressionnante. Des chapelles baroques avaient été ajoutées, qui dénaturaient la grandeur due à la simplicité et que l’on a judicieusement supprimées en 1930. Par ces arches qui n’apparaissent pas parfaitement parallèles, on voit ce que je voulais dire lorsque j’écrivais que la basilique ne suit pas un axe régulier. L’arche à trois cintres qui ferme le chœur et qui joue le rôle d’iconostase selon le rite oriental, est d’origine, mais les trois arches de la nef (sur mes photos, par manque de recul, on ne voit que la seconde et la troisième) datent du quinzième siècle. En effet, en 1456, un violent tremblement de terre a ébranlé l’édifice, aussi le prince Orsini a-t-il consolidé la structure en construisant la première arche en 1458 et la troisième en 1463. Puis le duc de Milan Ludovic le More, oncle de Bona Sforza dont j’ai parlé dans l’article sur les promenades dans Bari, a construit l’arche du milieu en 1494. Ses armes y figurent, ce blason portant deux aigles et deux vouivres, soit un serpent qui dévore un enfant.
Le majestueux ciborium comporte peut-être des éléments beaucoup plus anciens que l’édification de la basilique. En effet, les spécialistes ont relevé de remarquables similitudes entre ses chapiteaux et des chapiteaux réalisés entre le cinquième et le septième siècles à Ravenne, mais il n’est pas exclu, selon d’autres, que l’artiste qui travaillait au douzième siècle pour l’abbé Eustathe ait copié ces modèles anciens.
La toiture a dû être refaite à plusieurs reprises. Après l’échange de chevrons détériorés par la pluie du fait d’un défaut dans la couverture, il a été fait appel à un artiste de la ville voisine de Bitonto située à une douzaine de kilomètres à l’ouest de Bari, et qui comporte une magnifique cathédrale que nous nous sommes promis de visiter un de ces jours. Cet artiste, Carlo Rosa, va peindre entre 1661 et 1673 des toiles qui seront encadrées par un Napolitain et fixées au plafond. La toile que j’ai choisie ici est dans le bras gauche du transept. Saint Nicolas, volant au-dessus de Bari, prophétise que ses ossements reposeront ici.
Tout le chœur est occupé par le mausolée de Bona Sforza (1494-1557). J’ai déjà amplement parlé d’elle ailleurs, je ne vais pas me répéter. Mais cette duchesse de Bari, reine de Pologne, qui a joué un rôle important dans la diffusion de la culture italienne de la Renaissance dans cette Europe centrale, est un personnage important, ce qui explique qu’un mausolée aussi grandiose lui ait été consacré. Toujours opposée à la noblesse polonaise, qui la haïssait, elle a été présentée sous un jour très défavorable par les historiens polonais, qui étaient proches de la noblesse. Elle a joué un rôle essentiel dans la politique polonaise, tendant à renforcer l’unité du royaume, à réformer le droit, à introduite la liberté d’opinion et de religion, à procéder à des réformes agraires, notamment en Russie occidentale (à l’époque, le pouvoir polonais s’étendait sur l’actuelle Pologne, sur la Prusse, sur la Lituanie, sur l’actuelle Biélorussie, sur l’ouest de la Russie et de l’Ukraine). Mais on a vu que malgré son opposition à ce mariage, son fils Sigismond II avait épousé une princesse lituanienne protestante et qu’à la suite de la mort de sa belle-fille des suites d’un empoisonnement (criminel ou dû à l’absorption d’un mets vénéneux), il avait été facile à ses ennemis d’accuser Bona, la belle-mère. Sigismond, alors, l’écarta de tout pouvoir en 1546. Elle retourna à Bari en 1556 dans le château que nous avons visité et y est morte en 1557. On l’enterra dans la cathédrale. Mais plus tard sa fille, la reine Anne, obtiendra du pape qu’elle puisse être transférée dans la basilique où ce grand mausolée sera élevé en son honneur en 1593.. S’il est facile de comprendre que, mariée au roi de Pologne, elle soit devenue reine de ce pays, on peut s’étonner que cette Sforza de Milan soit duchesse de Bari, et cela je n’en ai pas parlé précédemment. Tout simplement, les Sforza ayant participé aux côtés du roi Ferdinand II d’Aragon à la lutte contre le prince de Tarente, le duché de Bari –qui dépendait du royaume de Naples sur lequel régnait Ferdinand– leur a été donné en récompense.
Dans ce mausolée, on voit deux évêques, le patron de Bari saint Nicolas, et le patron de la Pologne saint Stanislas. À leurs pieds des allégories portent les armes de Pologne (à gauche) et de Bari (à droite). Dans cette Italie où les femmes en épaules nues ne peuvent pénétrer dans la plupart des églises, je ne comprends pas le passe-droit de ces deux-là qui s’y prélassent les seins nus et même découvertes jusqu’au nombril, preuve qu’au vingt-et-unième siècle les privilèges ne sont pas tous abolis… Soyons sérieux. Derrière le mausolée de Bona Sforza, toute l’abside avait été recouverte, en 1594, de fresques représentant des membres de la famille royale de Pologne. En 1928, pensant que la Pologne n’avait rien à faire avec saint Nicolas, on a tout effacé soigneusement et on a voulu transférer le mausolée au château. Puis on a (heureusement) renoncé au transfert, mais les fresques ne peuvent être repeintes.
La cathèdre dite de l’abbé Élie date de 1098. Elle ne lui était pas destinée à lui, mais au pape pour sa visite. Le nom d’Élie apparaît comme celui de qui a décidé de cette cathèdre. Au pied, deux esclaves sarrasins en supportent le poids, ce sont les vaincus, tandis qu’au milieu un pèlerin marche libre, la voie de la Terre Sainte étant dégagée. La chronique de celui que l’on appelle l’Anonyme de Bari, rédigée en 1120, dit : "L’an 1098. Au matin du 3 octobre vint le pape Urbain II avec de nombreux archevêques, évêques, abbés et comtes. Ils entrèrent dans Bari et furent accueillis avec grande révérence. Monseigneur Élie, notre archevêque, prépara une merveilleuse cathèdre dans l’église du bienheureux Nicolas, confesseur du Christ. Et le pape y tint un synode d’une semaine".
Dans le bas-côté gauche, dans une vitrine, il y a la grande statue de saint Nicolas. Comme on le voit sur la troisième de ces photos, la dévotion du public et de ses nombreux pèlerins (selon les vœux de l’évêque qui avait volé les reliques…) lui vaut de généreux et multiples dons, glissés par une fente judicieusement prévue au bas de la vitrine. Il est représenté dans ses amples habits orientaux. Mais sans doute faut-il à présent parler de lui un peu plus précisément.
À une date imprécise, vers 250 ou 270 de notre ère, naît à Patara, en Lycie, région du sud-ouest de l’Asie Mineure, aujourd’hui en Turquie, un petit garçon nommé Nicolas, neveu de l’évêque de Myre, capitale de cette région. Devenu adulte, et prêtre, Nicolas succédera à son oncle sur le siège épiscopal. Les empereurs romains de cette période sont Aurélien (270-275), Marcus Tacite (275-276), Probus (276-282), Carus (282-283), Numérien (283-284), Dioclétien (284-306), parmi lesquels le premier et le dernier sont connus pour leur cruauté et particulièrement leur lutte contre le christianisme, monothéisme qu’ils jugent dangereux pour leur pouvoir, fondé sur leur essence divine. C’est ainsi que Nicolas est arrêté et emprisonné. Mais quand Dioclétien meurt en 306, Constantin va reconquérir l’entier pouvoir qui avait été partagé par Dioclétien entre quatre empereurs, deux augustes assistés de deux césars, et établira la liberté de culte qui ouvre la voie à la reconnaissance du christianisme comme religion d’État. Sous son règne, Nicolas va être libéré et reprendra ses fonctions d’évêque de Myre. Généreux et pitoyable pour les pauvres, apprenant que son voisin, incapable de doter ses trois filles, va les livrer le lendemain à la prostitution, il donne à chacune une pièce d’or (ce sont les trois boules posées sur le livre des évangiles qu’il tient en main dans la représentation traditionnelle). Trois officiers de Constantin qu’il avait reçus à Myre l’avaient vu faire libérer des condamnés à la décapitation pour un crime qu’ils n’avaient pas commis ; aussi lorsqu’eux-mêmes furent jetés en prison sur la foi d’un faux témoignage, ils prièrent Dieu de les secourir, Nicolas apparut en songe à Constantin démontrant l’erreur judiciaire, et Constantin les fit libérer. Et puis il y a, bien sûr, l’épisode des trois petits enfants tués et mis au saloir par le boucher, que Nicolas ressuscita au bout de sept ans. En 325, alors que le christianisme est éclaté en beaucoup de tendances, Constantin convoque à Nicée un concile auquel participe Nicolas. Pour démontrer, face aux Ariens, l’unité entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit et la possible coexistence des trois en un, il prend une brique, explique qu’elle est faite des deux éléments terre et eau, et qu’elle a reçu le feu, sur quoi il fait miraculeusement jaillir du feu de la brique, prouvant ainsi la triple substance de la brique unique. Beaucoup plus tard, après le transfert de ses restes à Bari, des marins pris dans une violente tempête l’invoquèrent, il leur apparut et les sauva. Tels sont les épisodes, historiques les uns, légendaires les autres, de sa vie. Mort en 343, il a été enterré dans sa ville de Myre, où sa dépouille est restée jusqu’à ce qu’elle soit subtilisée par les deux moines basiliens qui voulaient éviter la violation de sa sépulture par les Turcs musulmans, comme je le raconte un peu plus haut.
Cette autre statue de saint Nicolas, en bois, date de la fin du dix-huitième siècle. De sa main droite il nous bénit tandis que dans la gauche il tient l’évangile et les trois boules d’or données aux filles de son voisin. À ses pieds, les trois petits enfants ressuscités du saloir. Ici, il est vêtu à l’occidentale avec une chasuble courte sur une longue tunique blanche lui tombant jusqu’aux pieds.
Dans le bras droit du transept, on trouve aussi sur un autel ce buste de saint Nicolas en argent. Outre, bien sûr, la richesse de l’objet en métal précieux, ce visage, ce regard sont impressionnants.
Sur les murs de l’abside droite, subsistent des fresques, dont cette très belle crucifixion qui a longtemps été cachée –et en fait protégée– par un orgue du dix-huitième siècle détruit lors des restaurations de 1930. On n’aurait jamais connu la date exacte de la fresque, ni sans doute le nom de son auteur si ce dernier, Jean de Tarente (Giovanni di Taranto), n’avait adressé en 1304 une lettre au roi de Naples (parce que nous sommes dans une église royale) où il explique ce qu’il faisait à Bari et où il sollicite une aide économique parce qu’il a été agressé par des voleurs sur la route alors qu’il rentrait chez lui à Tarente. Ces fresques sont encore nettement marquées par le style byzantin des Pouilles, quoique l’influence florentine commence légèrement à se faire sentir.
Bari entretenait avec Venise des relations étroites. En 1002, c’est le doge de Venise Pietro Orseolo qui avait délivré Bari de la présence des Sarrasins. On construisit alors pour les Vénitiens l’église San Marco en l’honneur de leur saint patron, et les Vénitiens maintinrent des comptoirs commerciaux à Bari. Au quinzième siècle, de plus en plus d’artistes vénitiens travaillèrent en Pouilles, proposant ainsi une alternative au sempiternel art byzantino-florentin. Parmi eux, le plus représentatif est l’auteur de ce tableau, Bartolomeo Vivarini (vers 1432-vers 1499) qui l’a signé et daté 1476. On y voit la sainte Vierge assise sur un trône tenant debout sur ses genoux l’Enfant Jésus, un gros bébé rouquin aux joues rebondies. Elle est entourée de quatre figures de saints. Du côté gauche, ce sont saint Jacques et saint Louis. Ce saint Louis est Louis d’Anjou (1274-1297), appelé saint Louis de Toulouse parce qu’il a été évêque de cette ville, fils du roi de Naples Charles II d’Anjou et de Marie de Hongrie, et petit-neveu de Louis IX, saint Louis de France. Ce lien étroit avec le roi de Naples explique qu’il soit souvent représenté dans l’iconographie du sud de l’Italie. Du côté droit, ce sont saint Nicolas et saint Marc, les patrons respectifs de Bari et de Venise. Il ressort de ce tableau une impression de mélancolie, quoiqu’il soit intitulé Conversation sacrée. En haut, le Christ est représenté entre un évêque qui est peut-être saint Jérôme, et saint François d’Assise.
Ce triptyque a été réalisé en 1451 par Andreas Ritzos, dit Andrea Rico da Candia, un artiste crétois (1420-vers 1500) venu travailler en Italie, où l’on appréciait alors ce style byzantin, mais sans la rigidité de la tradition que lui conservaient les artistes italiens. Dans les Pouilles, qui avaient été byzantines mais ne l’étaient plus depuis près d’un demi-millénaire, cet art ne découlait que du maintien d’une tradition, alors qu’en Crète où le christianisme oriental restait vivant l’art byzantin restait vivant lui aussi et pouvait évoluer. Cette Vierge de la Passion est entourée de saint Nicolas à droite et de saint Jean l’évangéliste à gauche.
Nous allons maintenant descendre vers la crypte. Dans l’escalier, nous trouvons cette pierre tombale de l’abbé Élie. Il s’agit du devant d’un sarcophage antique représentant quatre philosophes. Trois regardent vers la droite, et le dernier à droite regarde ses confrères, la tête tournée vers la gauche, soutenant sans doute une controverse. C’est splendide et très expressif. Le bras de l’un d’entre eux, avec naturel, sort de son cadre et vient se superposer à la colonne.
Dans la cour du château du catépan, se trouvaient plusieurs petites églises. J’ai cité tout à l’heure le texte gravé où il est dit que Basile Mesardonite, qui a restauré le château après 1011, a édifié une église à Démétrius. De ces églises, une seule, Saint Benoît, n’a pas été détruite pour construire la basilique. L’abbé Élie a commencé la construction, comme il est logique, par la crypte située aujourd’hui sous le transept, d’autant plus que l’urgence était d’héberger les saintes reliques. Pour cela, il a tout simplement réutilisé une salle du palais du catépan, où 26 colonnes sont surmontées de chapiteaux tous différents, la plupart d’entre eux étant certainement récupérés des églises romanes abattues et remplaçant des chapiteaux qui n’avaient pas un caractère suffisamment religieux.
La foule est dense la plupart du temps devant a grille de la chapelle où se trouve l’autel et la tombe de saint Nicolas. C’est le tsar de Serbie Ouros II Milutin (1282-1321) qui a offert en 1319 une couverture d’argent pour la tombe de saint Nicolas. Mais à l’époque du baroque, n’aimant plus cet autel, on l’a fondu avec diverses autres pièces d’argenterie ancienne, chandeliers, etc. et des artistes napolitains en ont fait un nouveau. Puis est venue la restauration de 1953-1957 où l’on a jugé que le baroque n’avait rien à faire ici, et le devant d’autel a été transféré dans la basilique supérieure, sur l’autel du bras droit du transept. Mais ni dans la crypte, ni en haut nous ne verrons ce devant d’autel, actuellement en restauration.
Les travaux ayant commencé en 1087, la crypte était achevée, avec l’autel destiné à recevoir les ossements de saint Nicolas (le crâne et 70% du squelette) dès 1089 pour la consécration par le pape Urbain II. Dans la tombe, une inscription que le visiteur ne peut voir a été gravée par la femme de Robert Guiscard, la guerrière lombarde Sighelgaita (morte en 1091).
Chacun des tsars de Serbie de la dynastie Némanide a fait des dons à la basilique. Il n’en reste aujourd’hui que le devant d’autel (refondu) d’Ouros II et cette icône de son fils Ouros III offerte de 1327. Celui-ci s’était rebellé contre son père qui, en châtiment, l’avait fait aveugler. Mais, après avoir prié saint Nicolas il avait recouvré la vue et avait offert en action de grâce cette icône dont le visage a été tant de fois restauré qu’il est devenu très occidental et n’a plus grand chose à voir avec le visage d’origine, l’œuvre datant vraisemblablement du douzième ou du treizième siècle. Mais au quatorzième siècle, en 1327, avant d’être revêtue d’une parure d’argent et d’être envoyée à Bari, l’icône a été repeinte. Cette main levée bénissante n’existait pas et il paraît que sous la cape d’argent le saint a les mains sur la poitrine. Par ailleurs, sur la couche inférieure, Jésus et Marie sont nettement plus byzantins que sur la version que l’on voit.
Il est autre chose que l’on ne voit pas mais dont je crois intéressant de parler. Lorsque nos deux moines basiliens ont subtilisé les reliques de saint Nicolas à Myre pour les emporter à Rome, elles baignaient, selon les chroniques de deux contemporains des faits, dans de l’eau. Séchées, transportées, volées par l’évêque de Bari, la cassette hermétique qui les contient est, chaque année, ouverte le soir du 9 mai en présence de la foule des fidèles et, chaque année, les ossements baignent dans un liquide. Analysé par le laboratoire de chimie de l’université de Bari, ce liquide s’est révélé être une eau très pure chimiquement, quoiqu’ayant été au contact des reliques. D’où la croyance en un miracle faisant émaner cette eau des os mêmes du saint. Prudents, les Dominicains en charge de la basilique n’évoquent ni le miracle, ni la possible condensation naturelle, et se limitent à considérer ce liquide appelé la Manne de saint Nicolas comme une relique puisqu’elle a été en contact direct avec les reliques. Pour satisfaire la demande des innombrables fidèles, les Dominicains n’ayant pas le pouvoir de Jésus lors de la multiplication des pains, ils versent les quelques centilitres de Manne recueillie, peut-être un quart de litre, dans de grandes bonbonnes d’eau bénite, et c’est cette eau mêlée qui est distribuée dans des petites fioles.
Juste en face de l’autel sous lequel se trouve la tombe de saint Nicolas, une autre chapelle lui est consacrée, au fond de laquelle est placée une autre icône. Et, comme dans la basilique supérieure au pied de la statue, les pèlerins jettent de l’argent au saint à travers la grille. Je ne comprends pas bien le processus. La dévotion est grande devant la tombe, la foule des pèlerins et des touristes s’y presse, mais c’est devant cette icône, relativement beaucoup moins regardée et à laquelle je n’ai vu personne adresser de prières, que sont remis les dons en argent.
Les Dominicains en charge de la basilique, appuyés par l’évêque de Bari, souhaitaient pouvoir accueillir dans la crypte tous les chrétiens qui vénèrent saint Nicolas, dans l’esprit œcuménique du concile Vatican II, ce que Rome a accepté en 1966. D’où cette chapelle dotée d’une iconostase, où se déroulent des célébrations catholiques de rite grec et des célébrations orthodoxes. Elle a été bénite conjointement par le cardinal et par l’archimandrite lors de son inauguration. Le pèlerinage de Russes à Bari est documenté depuis le quinzième siècle, il n’y a plus désormais d’obstacles et, chaque dimanche à 10h, une messe orthodoxe est célébrée dans cette chapelle.
La toute première mention de cette colonne ne remonte qu’à 1359, dans un texte parlant de "la colonne que [saint Nicolas] posa de ses propres mains tandis que l’on construisait l’église […]". Quel que soit le niveau de foi par lequel on est animé, on ne peut donc voir dans l’aspect miraculeux de cette colonne qu’une suite de légendes. À part cette brève allusion, c’est au quinzième siècle qu’apparaît un récit, et en 1620 que l’histoire complète est racontée. Saint Nicolas serait allé à Rome voir le pape Sylvestre, celui-là même qui a converti l’empereur Constantin (voir mon article sur les Quattro Coronati, à Rome, le 18 mars). Voyant démolir la riche maison d’une femme de mœurs légères, il jeta dans le Tibre cette colonne qui en provenait. Mais, de retour à Myre, il retrouva la colonne miraculeusement arrivée dans le port. Il décida alors de la faire placer dans sa cathédrale. Mais quand, quelque 750 ans plus tard, ses ossements parvinrent en Pouilles, ladite colonne était dans le port de Bari, mais personne ne put la prendre. Deux ans après, dans la nuit du 30 septembre au premier octobre 1089, comme on devait placer les reliques dans l’autel de la crypte le lendemain, soudain les habitants entendirent les cloches sonner à toute volée. Intrigués, ils se levèrent et là, la foule vit saint Nicolas en personne qui, aidé de deux anges, abattait l’un des piliers de l’abbé Élie et le remplaçait par la colonne. L’histoire ne dit pas qui est l’impie qui osa remettre un pilier humain à la place, et enclore la colonne miraculeuse de saint Nicolas derrière cette grille, ni quand la substitution a eu lieu. Il n’empêche, il y a des gens qui prient devant cette colonne malgré les circonstances de naissance de la légende.
Tableaux, statues, chapiteaux, architecture, hagiographie, je pourrais continuer à écrire longtemps encore sur cette basilique, mais je pense qu’il me faut être raisonnable et savoir me limiter. Je pose donc ici le point final de cet article.