Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
24 février 2013 7 24 /02 /février /2013 12:43

850a1 Départ du ferry vers Samothrace

 

Alexandroupolis est intéressante et sympathique, et nous sommes heureux de l’avoir découverte, mais en fait, si nous nous y sommes rendus, c’est parce que là se trouve l’embarcadère des ferries vers l’île de Samothrace, la patrie de cette fameuse Victoire (Nikè) qui fait l’orgueil –qui contribue à faire l’orgueil– du musée du Louvre. Nous voici donc sur le ferry, quittant le port d’Alexandroupolis.

 

850a2 à bord du ferry vers Samothrace

 

Je crois que le bar du bord vend beaucoup plus de gâteaux secs pour les mouettes, “vastes oiseaux des mers qui suivent, indolents compagnons de voyage, le navire glissant sur les gouffres amers”, que pour les passagers eux-mêmes. Car nombreux sont les enfants, et dix fois plus nombreux sont les adultes qui s’amusent à tendre un petit morceau de pain ou de gâteau sec à bout de bras  pour avoir le plaisir de voir une mouette ou un grisard venir s’en saisir.

 

850a3 grisard

 

850a4 mouette

 

850a5 amerrissage de mouette

 

Quant à moi, tout aussi enfantin, je me régale à essayer de surprendre des moments intéressants, tels qu’un amerrissage. Car il est vrai que je suis fasciné par le vol des mouettes.

 

850a6 arrivée près de l'île de Samothrace

 

Mais voilà deux heures que nous sommes partis, et Samothrace apparaît comme une montagne posée sur la mer (le sommet est à 1611 mètres). Nous ne sommes cependant pas arrivés, parce que le ferry va contourner une partie de l’île avant d’entrer dans le port.

 

850b1 végétation sur l'île de Samothrace

 

850b2 végétation sur l'île de Samothrace

 

Lors de notre petit séjour dans l’île, nous ne nous sommes pas contentés de visiter le site archéologique et le musée. Nous nous sommes aussi promenés à pied. La végétation est assez surprenante. Sur ma seconde photo, on ne voit pas un tas de branchages réunis par le râteau d’un jardinier, mais une curieuse plante dont j’ignore le nom et qui pousse ainsi en touffes, souvent isolées comme ici, parfois voisines les unes des autres, créant un effet de moutonnement.

 

850b3 Samothrace, cap Kipos

 

850b4 Samothrace, cap Kipos

 

Nous avons aussi pris le camping-car pour suivre la route qui longe la mer à l’est et nous rendre là où elle s’arrête, au cap Kipos. En cet endroit, sauvage et superbe, on ne peut plus parler de végétation. C’est soudainement un désert qui plonge dans la mer.

 

850b5 Le Mont Athos vu de Samothrace

 

Un coucher de soleil est presque toujours spectaculaire. Mais ici, où nous sommes sur la côte ouest (à l’opposé du cap Kipos dont je viens de parler), je regarde ma carte pour essayer de comprendre quelle est cette montagne. Le soleil a plongé un peu à droite du cadre de ma photo. Cette montagne est donc à l’ouest-sud-ouest. Par conséquent, il ne peut y avoir de doute, c’est la côte est de la Chalcidique, c’est le Mont Athos, c’est la Montagne Sacrée, qui doit bien se trouver à une centaine de kilomètres et qui semble assez proche. On doit donc imaginer que, du fait de la courbure de la terre, à cette distance le pied de la montagne nous est caché.

 

850c1 Chora, Samothrace

 

850c2 Chora, Samothrace

 

Le port, sur la côte ouest de l’île, c’est Kamariotissa. Mais la capitale de Samothrace, à cinq ou six kilomètres vers l’est à l’intérieur des terres, on l’appelle simplement Chora, comme toutes les capitales des îles grecques. En fait, le mot signifie “le Pays”, c’est-à-dire donc la ville éponyme de l’île. Nous nous y sommes rendus, et c’est d’ailleurs en redescendant vers Kamariotissa que j’ai pris cette photo du coucher de soleil. Il s’agit d’un joli petit village authentique, avec ses ruelles pavées, ses vieilles maisons avec four extérieur (désaffecté, généralement débordant d’un fouillis de tout ce dont on ne veut pas à la maison), ses arbres pluricentenaires, son église orthodoxe ramassée, mais aussi son monument aux héros.

 

850c3 tour Phonias à Samothrace

 

850c4 tour Gattilusi à Samothrace

 

850c5 tour Gattilusi à Samothrace

 

Pour avoir aidé l’empereur de Byzance Jean V Paléologue à se défaire de son rival Jean VI Cantacuzène pour accéder au trône en 1354 (nous avons vu dans mon récent article sur Feres daté 18, 19 et 25 septembre comment ce dernier s’était fait proclamer empereur en 1342), le Génois Francesco Gattilusio reçut en 1355 la seigneurie des îles de Lesbos et de Samothrace, et en outre l’empereur lui donna en mariage sa sœur Maria. Mais après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, dès 1456 les Ottomans vont confisquer ces possessions. Samothrace, du fait de sa position, était une île convoitée, aussi convenait-il de la défendre, et pour ce faire les Gattilusi y avaient construit des tours. Celle de ma première photo est nommée Tour Phonias (ou Fonias, selon le mode de transcription), en raison de la proximité de la rivière de ce nom qui signifie “assassin”, du fait de ses crues dangereuses. Les tours de mes deux dernières photos sont tout simplement nommées Tours Gattilusi.

 

850d1 copie de la Victoire de Samothrace, dans son île

 

Non ! Ce n’est pas possible ! Cette statue française du Louvre, les Grecs nous l’auraient volée ? Attendez, je ne comprends pas ce que vous dites, elle serait à eux et c’est nous qui la leur aurions prise… j’ai du mal à y croire. Ah, celle-ci n’est qu’une copie en plâtre, dites-vous… Cela me rassure.

 

Mais soyons sérieux. Quelques personnes, ici, m’ont dit que nous, les Français, nous l’avions volée. Le mot “looted” est employé par Wikitravel en anglais. En 1863, le vice-consul de France à Andrinople (aujourd’hui Edirne, première ville de Turquie, juste à la frontière grecque) est chargé de mission archéologique sur l’île. Sur le site du sanctuaire, il découvre des fragments de statue, les rassemble et, avec l’assentiment des autorités turques –car à l’époque, la Thessalie, la Macédoine, la Thrace, les îles de l’Égée, la Crète appartiennent encore à l’Empire Ottoman– il les envoie à Paris. De même, lorsque des Autrichiens, en 1875, identifient la proue de navire sur laquelle reposait la statue, personne n’y trouve à redire quand elle est remise aux représentants français pour prendre la direction de Paris. Or sous l’autorité des Turcs, il y avait des Grecs, dans ce pays, et s’ils ne disposaient d’aucun pouvoir pour s’opposer à cette expatriation des biens culturels, ils avaient celui d’exprimer leur mécontentement, ce qu’ils n’ont pas fait. Ceux qui vivaient en France et n’avaient donc rien à craindre du Sultan ni de ses pachas disposaient d’un journal de la diaspora grecque, où jamais aucun article de protestation n’a été publié. Voilà pourquoi je récuse hautement le terme de vol. Et quand, dans les maisons des villages, dans les murs des fermes, on reconnaît des fragments de colonnes, de gros blocs de marbre bien taillés, une tête ou un bras de statue, ce ne sont pas des archéologues français qui sont allés piller les ruines antiques. Depuis plus d’un an et demi que nous sommes en Grèce, et même bientôt deux ans, j’ai l’impression que bien peu de Grecs ressentent réellement un intérêt patrimonial pour leurs richesses culturelles antiques. C’est plutôt la conscience que cela amène des touristes, et que le pays en vit. Pendant les vacances, les tavernes et les bars sont bondés, et la plupart des musées de province sont déserts, ou visités par des étrangers. D’ailleurs, si de riches marchands, industriels, armateurs grecs de Thessalonique, de Constantinople, de Smyrne ou d’ailleurs avaient procédé au travail de fouilles dont se sont chargés des Français, les autorités turques les auraient laissés emporter leurs trouvailles dans leurs propriétés privées, et ces œuvres d’art seraient aujourd’hui encore en Grèce. Je dois quand même ajouter que dans une taverne de Kamariotissa, j’ai discuté avec la patronne, une jeune femme, et l’employée aux cuisines qui avait longtemps vécu en Belgique. Cette dernière estimait que le Louvre devait rendre cette statue et toutes les autres, qui n’ont de sens que sous le ciel de Grèce. Mais la patronne disait qu’ici en Grèce les autorités ne savaient pas mettre les antiquités en valeur, et qu’au Louvre des millions de personnes de tous pays pouvaient voir la Victoire de Samothrace alors que ce ne seraient que quelques centaines, voire quelques milliers si elle était sur place, et qu’en compagnie de la Joconde et d’autres chefs d’œuvre de toutes les époques et tous les pays elle était bien plus à sa place. Un grand merci, Madame.

 

850d2 dans l'île de Samothrace, où a été trouvée la Ni

 

Puisque j’ai parlé de la célèbre statue, il convient de montrer le lieu où elle a été découverte. Même si, précisément cette année, le Louvre a estimé qu’elle avait besoin d’une restauration pour lui rendre sa couleur bien blanche et pour refaire les joints de ciment qui lui permettent de tenir sur sa base, le poli bien conservé de son marbre prouve qu’elle était à l’abri d’un bâtiment et non pas exposée en plein air. Par ailleurs, le travail particulier de son côté gauche (à droite pour qui la regarde) permet de penser qu’elle était présentée légèrement de côté. Ce que montre ma photo, ce sont les ruines des murs de ce bâtiment.

 

850d3 autre Victoire (Nikè) de Samothrace

 

Cette Nikè (Victoire), elle, est authentique, et elle est bien dans le musée du site archéologique. Elle provient de l’acrotère du hiéron (je vais parler de ce bâtiment tout à l’heure), et elle est un peu plus récente que sa collègue du Louvre (vers 130 avant Jésus-Christ, contre environ 190 avant Jésus-Christ). Il faut bien avouer qu’elle est loin d’être aussi splendide. Quand, au début de l’époque impériale, un tremblement de terre l’a jetée à bas et brisée, elle a été soigneusement enterrée contre les fondations du bâtiment, et remplacée par une statue identique, laquelle se trouve aujourd’hui au musée de Vienne. Ce n’est qu’en 1949 que l’on a découvert les morceaux de cette statue.

 

850d4 restitution du Louvre à la Grèce

 

Comme pour le hiéron, je dirai tout à l’heure ce qu’on appelle la Rotonde d’Arsinoé, mais pour l’instant disons que sur ce bâtiment le toit était conique et se terminait par ce que je montre sur ma photo. On le voit, il y a deux parties. La pierre constituant la partie supérieure avait pris le chemin du Louvre au dix-neuvième siècle. Peut-être avec un sentiment de culpabilité totalement injustifiée pour la statue de la Victoire, la France a rendu cette pierre à la Grèce. Je trouve que c’est très bien d’avoir réuni ces deux parties, ici dans ce musée du site, mais quel dédommagement dérisoire en comparaison de cette œuvre d’art exceptionnelle…

 

850e1 le théâtre de Samothrace en piteux état

 

Sur le site, un panneau nous informe que ceci est le théâtre, construit vers 200 avant Jésus-Christ. Ah bon… Il n’en reste plus guère qu’une forme vague, sans une seule pierre qui permette d’en avoir la moindre idée. Durant des siècles, la population s’est servie, comme dans une carrière, et a construit des maisons. Car même en deux millénaires la pluie ne dissout pas les pierres.

 

850e2 odéon à Samothrace

 

850e3 Petit théâtre à Samothrace

 

Ici, l’état est bien meilleur. On dirait un odéon, ces petits théâtres pour donner des concerts ou pour déclamer de la poésie. Mais les archéologues ont une autre idée. Pour l’expliquer, il me faut d’abord parler du culte. À Samothrace, on honore des dieux dont on n’ose pas prononcer le nom, par respect. Comme un sanctuaire existait là déjà avant l’arrivée des colons grecs et que le culte venait de Phénicie, on utilise souvent le mot anatolien Cabires pour désigner ces dieux. Et comme ce mot, du sémite kabir, signifie “Grands”, on préfère même les appeler les Grands Dieux, de peur que ce mot Cabires que les Grecs ne comprennent pas soit pris pour leur nom, qu’on ne doit pas prononcer. Des rapprochements ont été faits entre le mot sémite et des mots indo-européens, comme Kobold en allemand, Gobilin en breton, Gobelin en français, tous ces noms désignant des esprits ou des lutins. Mais j’ai déjà parlé de ces divinités lorsque, le 23 avril dernier, nous avons visité à Athènes l’exposition concernant le navire naufragé près de l’île d’Anticythère. Il s’agissait d’un skyphos représentant un initié aux mystères de leur culte. Plutôt que de me répéter, je préfère mettre ici un lien vers cet article.

 

Selon les auteurs, leur nombre varie, mais les auteurs qui parlent d’eux n’ont pas été initiés, et on ne doit pas oublier que les initiés ne pouvaient en aucune façon révéler ce qu’ils avaient appris. En Phénicie et en Égypte, les Cabires semblent avoir été sept ou huit. Dans une scholie aux Argonautiques d’Apollodore, le géographe Mnaseas, disciple d’Aristophane d’Alexandrie à la fin du troisième siècle avant Jésus-Christ, compte trois Cabires, dont il donne les noms, Axieros, Axiokersa et Axiokersos auxquels, précise-t-il, certains en associent un quatrième, Kasmilos. Si, contrairement à ce que dit Hérodote, ils ne sont pas enfants d’Héphaïstos, la première, Axieros, serait celle que les monnaies de Samothrace représentent souvent, une déesse assise entre deux lions que l’on identifie comme la “Grande Mère”, Cybèle, cette divinité d’Asie Mineure en qui les Grecs reconnaissent leur Déméter. Dans ces conditions, la seconde, Axiokersa, serait sa fille Perséphone (Korè), enlevée aux enfers par Hadès, qui serait donc le troisième, Axiokersos. Pour expliquer éventuellement le quatrième, Kasmilos, il a été proposé d’y voir le conducteur des âmes (psychopompe) aux enfers et messager des dieux, Hermès.

 

Leur culte est un culte à mystères. Les fidèles, comme on l’a vu, doivent recevoir une initiation, en deux temps comme à Éleusis. Et selon les recherches les plus récentes, il semblerait que ce petit théâtre de mes photos ait été réservé à la première initiation. Il était, dans le passé, entouré de statues. Le mot “mystère” est à mettre en relation avec le verbe grec μύω (myô), “je ferme les yeux” (cf. myope, de my-op-, “yeux fermés”, pour désigner celui qui fronce les paupières pour voir de loin). En effet, le mystère est ce que l’on ne voit pas et, après cette première initiation, les fidèles sont mystai.

 

En visitant ces lieux, où d’innombrables pèlerins se sont rendus pendant toute la durée de l’Antiquité, il est difficile d’oublier qu’une certaine Olympias, princesse molosse d’Épire et prêtresse de Zeus au sanctuaire de Dodone faisait en 357 avant Jésus-Christ son initiation au sanctuaire des Grands Dieux de Samothrace quand le jeune roi Philippe II de Macédoine s’est rendu en ces mêmes lieux. Philippe est âgé de 25 ans, Olympias de 18. Ils se sont rencontrés, se sont mariés, et ont engendré Alexandre le Grand. Pour cette raison, Philippe, Alexandre, et après eux tous leurs successeurs sur le trône de Macédoine ont honoré ce sanctuaire et l’ont enrichi.

 

850f1Tholos d'Arsinoé à Samothrace

 

850f2 Rotonde d'Arsinoé, Samothrace

 

J’ai dit, en en montrant le sommet, que j’expliquerais la Rotonde d’Arsinoé. Ce que l’on voit au centre, partiellement recouvert de briques, est le reste d’une structure de la première moitié du quatrième siècle, un autel de sacrifices avec un puits rond pour recevoir les libations aux dieux d’en bas. Cette tholos (bâtiment circulaire, donc rotonde) a été édifiée autour de cette structure un siècle plus tard (288-270) et consacrée par la fille de Ptolémée I, ami d’enfance puis garde du corps et général d’Alexandre, devenu après la mort de celui-ci pharaon d’Égypte. Cette fille, c’est Arsinoé II qui a épousé en 299 Lysimaque, autre garde du corps et général d’Alexandre devenu roi de Thrace. La fourchette de dates est due au fait que l’on ignore à quel moment de sa vie a eu lieu cette consécration, soit lorsqu’elle était la femme de Lysimaque, mort en 281 ou lorsqu’elle a épousé son demi-frère Ptolémée Keraunos (“Ptolémée Foudre”) ou encore lorsque celui-ci a assassiné deux des trois fils qu’elle avait eus avec Lysimaque et qu’elle s’est enfuie en 280 à Samothrace puis, veuve de nouveau en 279, qu’elle a épousé son frère Ptolémée II de sept ans plus jeune qu’elle, nouveau pharaon d’Égypte succédant à son père. Elle mourra en 270 et Ptolémée II la divinisera sous le nom d’Arsinoé Philadelphe. Lui aussi on le surnommera Ptolémée Philadelphe, le mot signifiant “qui aime son frère” ou “qui aime sa sœur”.

 

850f3 galerie de la Rotonde d'Arsinoé (288-281 avant JC)

 

850f4 détail de la Tholos d'Arsinoé (288-281 avant JC)

 

850f5 détail de la Rotonde d'Arsinoé (288-281 avant JC)

 

La Rotonde d’Arsinoé mesurait 20,219 mètres de diamètre au niveau du sol (c’est précis) et était faite de marbre de Thasos. La première photo ci-dessus montre un fragment de la galerie qui courait tout autour, sous le toit, et les deux autres sont des détails de la décoration de cette galerie.

 

Au plus tard à partir du troisième siècle avant Jésus-Christ, chaque année, à une date que l’on ne connaît pas avait lieu un grand festival. Certains supposent que ce pourrait être fin juillet, et que l’actuel festival populaire de sainte Paraskevi, le 26 du mois à Samothrace près du sanctuaire des Grands Dieux, avec ses réminiscences païennes, platanes, source, pourrait en avoir pris la succession. On y invitait des ambassadeurs de toutes les cités de Grèce et d’Asie Mineure. Dans cette Rotonde d’Arsinoé avaient lieu les sacrifices, ce que symbolisent les bucranes de la frise de décoration, et il est probable que le bâtiment servait aussi à recevoir les ambassadeurs.

 

850g1 dans le sanctuaire de Samothrace, l'anaktoron

 

On appelle ce bâtiment l’anaktoron, nom que l’on donne à la salle d’initiation aux mystères, et la petite salle au premier plan, appelée la sacristie, était considérée comme la pièce de préparation. Depuis que l’on a compris que ce n’était pas le lieu d’initiation, on ne sait plus trop bien à quoi servait le bâtiment. Peut-être un lieu de réunion, mais cela n’explique pas l’usage de ladite sacristie.

 

850g2 Stoa de Samothrace (1ère moitié du 3e s. avant JC)

 

Reposons-nous un peu de ces conjectures, des longues explications aussi, avec cette image de la stoa, le portique, long de 104 mètres, large de 13,40 mètres et datant de la première moitié du troisième siècle avant Jésus-Christ, qui protégeait les visiteurs des intempéries ou de l’ardeur du soleil.

 

850h1 Sanctuaire des Grands Dieux, Samothrace

 

850h2 Sanctuaire des Grands Dieux, Samothrace

 

Nous sommes ici au cœur du sanctuaire des Cabires, et ces photos montrent leur temple. Cyriaque d’Ancône (1395-1455) y a vu un temple de Poséidon. Puis jusqu’à une époque récente, les archéologues y ont vu le hiéron, l’espace sacré des initiations. Aujourd’hui, des découvertes d’objets votifs et autres font revenir vers l’idée d’un temple, mais dédié aux Grands Dieux. La construction en a été entreprise au début de l’ère hellénistique, vers 325, mais les colonnes de la façade et les décorations du toit (dont la Victoire d’acrotère que j’ai montrée, qui était dans un angle, ainsi que ses trois sœurs des autres angles) n’ont été ajoutées que 175 ans plus tard. Sur la gauche de ma seconde photo, cet espace est tout ce qui reste d’un bâtiment où étaient déposés les objets votifs offerts par les fidèles.

 

850h3 Sanctuaire des Grands Dieux, Samothrace

 

850i1 bâtiment des Danseuses, Samothrace

 

Tout contre le temple, juste au pied des colonnes, s’élevait un autre bâtiment dont, hélas, on a du mal à imaginer l’apparence. Mais les archéologues y ont trouvé des sculptures qui permettent au moins de lui donner un nom.

 

850i2 Frise des danseuses, Samothrace (vers 340 avant JC)

 

Ces sculptures sont une grande frise malheureusement cassée en plusieurs morceaux, mais représentant une procession de danseuses, que je trouve absolument admirable. D’où le nom donné à ce bâtiment, le bâtiment des danseuses. Et c’est depuis que l’on sait qu’il s’agit en réalité de l’anaktoron, du bâtiment de la seconde initiation, que l’on doit réfléchir à l’usage du bâtiment de ma photo de tout à l’heure. Les mystai venant du petit théâtre de la première initiation descendaient en procession une allée pavée en direction de la Rotonde d’Arsinoé. Là, sur la droite une allée se dirigeait vers ce que l’on appelle encore l’anaktoron, et sur la gauche l’allée continue vers cette salle des danseuses, la plus vaste structure de tout le sanctuaire. La cérémonie avait lieu à la nuit. Les initiés, les yeux bandés, erraient à la recherche d’Harmonie. Il me faut donc raconter la légende de cette déesse.

 

Zeus, s’unissant à Électre, une Pléiade fille d’Atlas vivant à Samothrace, a engendré Dardanos le fondateur de la dynastie qui règnera sur Troie, Iasion qui tombe amoureux de Déméter, et Harmonie. Lorsque Zeus, sous l’aspect d’un taureau, a enlevé Europe, moi je sais qu’il l’a emmenée en Crète, mais sa famille l’ignorait. La mère d’Europe et ses frères sont alors partis à sa recherche. L’un d’eux, Cadmos, est passé par Samothrace et a enlevé Harmonie. Dans cette île où sont célébrées Déméter et Perséphone, un parallèle est fait entre l’enlèvement de Perséphone par Hadès et celui d’Harmonie par Cadmos, mais dans ce second cas il n’y a pas de descente aux enfers ni de quête de la fille par sa mère. Au contraire, Cadmos ramène Harmonie et la rend à ses frères Dardanos et Iasion, et un mariage sacré est célébré entre Cadmos et Harmonie. C’est à ce point que la légende de Cadmos et Harmonie à Samothrace rejoint celle des mêmes à Thèbes. Dans ce dernier cas, le mariage a lieu là où Cadmos fonde la ville de Thèbes (la citadelle porte le nom de Cadmée).

 

850i3 Frise des danseuses, Samothrace

 

850i4 Frise des danseuses, Samothrace

 

J’ai montré en entier le plus grand des morceaux de cette frise pour que l’on voie comment s’enchaîne le mouvement de ces femmes, toutes individualisées, mais dans le cadre limité de ce blog l’image est trop petite, il me faut aussi montrer des images plus détaillées qui permettent de voir la finesse de la réalisation.

 

C’est donc dans cette salle que les mystai, un bandeau sur les yeux, recherchent Harmonie. Là aussi le rite d’initiation comporte une représentation du mariage sacré, et cette frise qui faisait tout le tour du bâtiment représenterait alors très probablement la cérémonie du mariage. C’est à la suite de ces cérémonies que les mystai, auxquels on retire le bandeau pour leur faire vivre une vision extraordinaire, passent au second stade, devenant des epoptai, des spectateurs. Car seules les deux catégories de mystai et d’epoptai sont autorisées à voir cela –que nous ne saurons jamais.

 

850i5 anneau de fer d'un initié aux mystères de Samothrac

 

Tout ce que l’on sait, c’est trois choses. D’abord, l’impétrant devait dire au prêtre l’action la plus illégale qu’il avait jamais commise. Ensuite il se ceignait, sous le ventre, de filets violets. Enfin, les initiés recevaient un anneau de fer (ma photo) comme marque de leur initiation et pour se reconnaître entre eux.

 

850j1 Initié, sanctuaire des Grands Dieux, Samothrace

 

850j2 ''le non-initié ne peut entrer dans le sanctuaire''

 

Revenons au temple lui-même, où a été retrouvée cette petite terre cuite hellénistique. La tête est celle d’un initié aux mystères du culte. Et, particulièrement intéressante, la pierre de la seconde photo porte une inscription du deuxième siècle avant Jésus-Christ, illisible sur ma photo, qui dit “Le non-initié ne peut entrer dans le sanctuaire”.

 

850j3, lampe, sanctuaire des Cabires, Samothrace

 

Et puis cette lampe à huile a également été retrouvée dans le sanctuaire des Cabires.

 

850j4 Le devin Tirésias (Samothrace)

 

Mais ce qui m’a fait grand plaisir, c’est de trouver cette représentation de Tirésias de 460 avant Jésus-Christ, même si par prudence cette identification est suivie d’un point d’interrogation entre parenthèses. Car ce grand devin se retrouve dans toutes les légendes thébaines. Homère, dit-on, était aveugle, et Tirésias aussi. Cela tient au fait que pour les Grecs, l’inspiration poétique comme la connaissance du futur sont intérieures, elles sont le fait d’une vision qui n’est pas celle des yeux.

 

Dans le cas de Tirésias, on raconte que sa mère, la nymphe Chariclo, était une grande amie d’Athéna, qui souvent accompagnait la déesse sur son char. Or un jour, Athéna et Chariclo se baignaient nues dans une source, quand Tirésias qui chassait dans la montagne déboucha soudainement et inopinément, et vit Athéna. Un mortel ne peut voir une divinité, et surtout une déesse vierge nue, et Athéna lui ôta la vue. Chariclo, éplorée de ce qui arrivait à son fils, supplia son amie, mais ne put obtenir l’impossible. Pour la consoler, Athéna donna à Tirésias un bâton de cornouiller avec lequel il reconnaissait son chemin aussi bien que s’il voyait et lui donna le don de comprendre et d’interpréter le chant des oiseaux, ce qui signifiait, en fait, le don de prophétie.

 

Parmi les nombreuses prophéties qu’on lui prête, j’en ai deux en mémoire. Zeus, séduit par la beauté d’Alcmène, se débrouille pour faire partir Amphitryon, son mari, à la guerre, puis prend son apparence et fait croire à la fidèle Alcmène qu’il est venu passer la nuit avec elle et rejoindra son camp au matin. C’est ainsi qu’il a engendré Héraclès. Et c’est Tirésias qui dira au mari par qui il a été trompé. D’autre part, Œdipe a fui Corinthe où se trouvaient le roi et la reine qui l’avaient élevé sans jamais lui révéler qu’il était adopté, parce que l’oracle de Delphes lui avait prédit qu’il tuerait son père et épouserait sa mère. Dans sa fuite, il se querelle avec un homme qu’il tue, puis épouse la reine de Thèbes, récompense promise à qui débarrasserait la ville du Sphinx. Et, bien sûr, il s’agissait de Laïos et de Jocaste, ses parents biologiques. Ces crimes ont jeté sur Thèbes une terrible peste, que seul peut conjurer le bannissement du coupable, et c’est encore Tirésias qui va informer Œdipe de la vérité et de sa culpabilité involontaire.

 

Athéna avait également ajouté un lot de consolation. Même après sa mort, Tirésias conserverait son don de prophétie. Selon certains auteurs, c’est Zeus qui lui aurait attribué ce privilège, en même temps que celui de vivre très vieux. Et c’est ainsi qu’après avoir vécu le temps de sept générations humaines, il mourut et selon le lot commun descendit chez Hadès. Dans l’Odyssée, nous voyons Ulysse aller le consulter. “Alors je tirai mon épée aiguë de sa gaine, le long de ma cuisse, et je creusai une fosse d'une coudée [c’est-à-dire environ 50 centimètres] dans tous les sens, et j'y fis des libations pour tous les morts, de lait mielleux d'abord, puis de vin doux, puis enfin d'eau et, par-dessus, je répandis la farine blanche. Et je priai les têtes vaines des morts, promettant, dès que je serais rentré dans Ithaque, de sacrifier dans mes demeures la meilleure vache stérile que je posséderais, d'allumer un bûcher formé de choses précieuses, et de sacrifier à part, au seul Tirésias, un bélier entièrement noir, le plus beau de mes troupeaux. Puis, ayant prié les générations des morts, j'égorgeai les victimes sur la fosse, et le sang noir y coulait. Et les âmes des morts qui ne sont plus sortaient en foule de l'Érèbe. Les nouvelles épouses, les jeunes hommes, les vieillards qui ont subi beaucoup de maux, les tendres vierges ayant un deuil dans l'âme, et les guerriers aux armes sanglantes, blessés par les lances d'airain, tous s'amassaient de toutes parts sur les bords de la fosse, avec un frémissement immense. Et la terreur pâle me saisit. Alors j'ordonnai à mes compagnons d'écorcher les victimes qui gisaient égorgées par l'airain cruel, de les brûler et de les vouer aux dieux, à l'illustre Hadès et à l'implacable Perséphone. Et je m'assis, tenant l'épée aiguë tirée de sa gaine, le long de ma cuisse, et je ne permettais pas aux têtes vaines des morts de boire le sang, avant que j'eusse entendu Tirésias. […] Et l'âme du Thébain Tirésias arriva, tenant un sceptre d'or, et elle me reconnut et me dit : Pourquoi, ô malheureux, ayant quitté la lumière de Hélios, es-tu venu pour voir les morts et leur pays lamentable ? Mais recule de la fosse, écarte ton épée, afin que je boive le sang, et je te dirai la vérité. Il parla ainsi et, me reculant, je remis dans la gaine mon épée aux clous d'argent. Et il but le sang noir, et alors, l'irréprochable devin me dit : Tu désires un retour très facile, illustre Ulysse, mais un Dieu te le rendra difficile […]. Ayant ainsi parlé, l'âme du roi Tirésias, après avoir rendu ses oracles, rentra dans la demeure d'Hadès mais je restai sans bouger jusqu'à ce que ma mère fût venue et eût bu le sang noir” (traduction de Leconte de Lisle).

 

Quand j’ai parlé du temple, j’ai évoqué Cyriaque d’Ancône. Il a également vu cette statue en 1444 et l’a dessinée. Les yeux étaient bien moins ronds, pour évoquer la cécité et, pensant qu’il s’agissait d’Aristote, il s’étonnait de leur petitesse. Mais ce buste a été retrouvé dans la façade d’une maison de Chora, où on l’avait inséré au dix-neuvième siècle après lui avoir creusé les yeux afin d’en faire une représentation de saint protecteur. Comme quoi il est dommage qu’on ne l’ait pas transporté au Louvre avant qu’il soit ainsi vandalisé.

 

850j5 Héraklès et Dionysos

 

Cette pélikè à figures noires (urne ventrue à deux poignées) est signée du peintre Eukharidès et date environ de 500 ou 490 avant Jésus-Christ. Normalement, une pélikè sert à conserver des aliments, mais celle-ci avait été utilisée comme urne funéraire pour recueillir des cendres de crémation. Elle contenait, avec les restes de la défunte, des boucles d’oreilles et une pièce de monnaie en argent. Elle représente Héraklès (à gauche, la tête recouverte de la peau du lion de Némée) et Dionysos.

 

850k1 fragment de couronne funéraire

 

Puisque nous en sommes venus aux rites des enterrements, voici un fragment de couronne funéraire. Mais la notice ne dit rien de plus, de quelle date, avec quels autres objets, trouvée dans une urne, un sarcophage, etc. Rien.

 

850k2 ornements en os

 

Aucun détail non plus n’est donné ici, à part qu’il s’agit d’ornements de coiffure et que ces objets sont en os. Mais j’en publie la photo parce qu’ils sont finement travaillés.

 

850k3 inscription dans une langue non grecque

 

Je terminerai notre visite du musée (et du site, et de l’île) par ce fragment de céramique (sixième au quatrième siècle avant Jésus-Christ), qui porte une inscription en caractères grecs, mais dans une langue inconnue. On peut penser que c’est du Thrace, le langage parlé dans l’île avant sa colonisation par des Grecs, mais que l’on continuait à parler sur le continent, et que l’on utilisait encore au premier siècle avant Jésus-Christ dans la liturgie du culte. Les colons grecs sont arrivés vers 700 avant Jésus-Christ, des Éoliens venus du nord-ouest de l’Anatolie, et ils ont adopté le culte préexistant.

Partager cet article
Repost0

commentaires

S
Samothrace? Il y a de quoi rester une semaine?<br /> J'aime beaucoup la photo du bateau
Répondre

Présentation

  • : Le blog de Thierry Jamard
  • : Un long, long voyage d'observation et de description culturelle à travers l'Europe. Paysages, histoire, architecture, peinture, sculpture, mythologie et religions, société, tout ce qui me tombe sous les yeux.
  • Contact

Recherche