Le château de Prague, le Hradčany, n’est pas un château au sens du château de Chambord ou du palais de Versailles. C’est un quartier de Prague, tout un ensemble de bâtiments, de rues, comprenant entre autres le château proprement dit et la cathédrale. Je ferai, plus tard, un article sur le Hradčany, mais il me semble que la cathédrale mérite, à elle seule, un article à part.
Même si je semble m’éloigner du sujet en abordant une racine indo-européenne, ce n’est qu’une apparence, on va le voir. C’est vrai, la philologie est ma marotte –l’une de mes marottes–, mais je n’en oublie pas pour autant mon sujet. Il y a une racine indo-européenne *gwiw- qui exprime l’idée de vie. En séparant la racine de la terminaison, “je vis” se dit en latin “viv-o” et en russe “жив-у” (jiv-ou). On voit que les deux mots ont la même étymologie, malgré une évolution au cours des millénaires. Il existait une déesse slave nommée Jiva, déesse de la vie, de l’amour, de la fécondité. Une sorte de Vénus ou d’Aphrodite, en somme. Et cette déesse avait sur cette colline (vous voyez, nous y voilà revenus!) un temple. Quand, dans le premier quart du dixième siècle, Venceslas Premier reçoit de Henri, duc de Saxe, roi de Francie orientale (et grand-père de Hugues Capet, l’ancêtre de nos rois capétiens), un morceau d’épaule, relique de saint Guy, un fils de paysan sicilien du quatrième siècle, martyrisé pour avoir voulu convertir le fils du gouverneur romain, Venceslas choisit ce lieu pour bâtir une petite église circulaire qui recevra la relique. En effet, dérivé du verbe latin “vivo”, la vie se dit “vita”, et précisément le nom de Guy se dit Vit en tchèque. Le saint de la vie, pour un chrétien, remplace la déesse de la vie, pour un païen slave. Un jeu de mots qui permet la substitution d’une religion à la précédente.
En 973, Prague devient évêché, et l’église Saint-Guy est choisie pour siège épiscopal. Sans doute est-elle un peu trop modeste pour cette fonction, aussi moins d’un siècle plus tard, en 1060, la remplace-t-on par une grande basilique romane à trois nefs. Quand, en 1344, l’évêché est promu archevêché, le roi Jean de Bohême, père du grand Charles IV, décide d’un nouveau remplacement. Cela va être la cathédrale que nous allons visiter.
Nous devons donc nous rendre sur cette colline qui domine le quartier de Malá Strana, de l’autre côté du fleuve par rapport à la Vieille Ville. Sur sa hauteur, on repère de loin la cathédrale.
La construction de la cathédrale St-Guy (chrám Sv. Vita) a commencé, disais-je, en 1344. Elle s’est poursuivie peu à peu, interrompue, reprise, et n’a été achevée qu’en… 1929. Là ne s’arrête pas l’histoire, parce qu’au terme de la conférence de Yalta la Tchécoslovaquie tombe aux mains des communistes qui, on le sait, n’aiment pas les religions. Les siècles passent, mais les réactions humaines restent les mêmes: divinisés, les empereurs romains asseyaient leur pouvoir sur le culte qui devait leur être rendu, aussi toute autre religion leur faisait de l’ombre et semblait menacer leur pouvoir, d’où les persécutions des Chrétiens. De même, les Bolchéviques avaient voulu répandre la foi dans l’idéologie marxiste et dans les fondements de la Révolution d’Octobre, et qui dit foi dit religion. Toute autre religion doit être rejetée, pourchassée, interdite. En 1954, le pouvoir communiste confisque la cathédrale qui, de ce fait, devient un bien national. La Révolution de Velours de 1989 n’a pas empêché le nouvel État démocratique de se considérer propriétaire du bâtiment. Dès 1992, l’Église catholique et l’administration du Hradčany attaquent l’État en justice pour obtenir la restitution. Passons sur tous les épisodes judiciaires et sur les querelles juridiques qui ont duré des années, mais enfin en 2006 la cathédrale est rendue à l’Église catholique. Point final? Que nenni! En 2007, le jugement est annulé par la Cour suprême, le bâtiment revient dans le giron de l’État. À ma connaissance, à ce jour un compromis n’a pas encore été trouvé, mais chacune des deux parties reste campée sur ses positions. Ce que nous visitons est par conséquent un bâtiment public.
Sur mes photos, on voit la tour campanile de 96,50 mètres de haut, coiffée d’un bulbe, dont la construction a commencé vers 1396. Elle n’était pas achevée lors de la révolution hussite (après l’exécution de Jan Hus sur le bûcher), et ces événements ont interrompu sa construction en 1419. Un peu plus d’un siècle passe, et voilà qu’en 1541 un incendie se déclare, qui endommage gravement la construction. Lors de la reconstruction de 1560-1562, a été montée une galerie renaissance sur ce qui avait pu être conservé de la tour gothique. Mais de 1879 à 1899 on procède à une complète reconstruction.
Et le campanile abrite, là-haut, la plus grosse cloche de la République Tchèque. Elle date de 1549, est couverte de décorations en relief, pèse environ 15 tonnes, si bien que quatre hommes doivent conjuguer leurs forces pour la mettre en mouvement tandis que deux autres manipulent le battant. Selon la tradition, s’il arrive que le battant se brise, cela annonce une catastrophe. Or le 15 juin 2002, le battant s’est brisé. À Prague, on s’attendait au pire, et le pire est arrivé sous la forme des inondations d’août (voir mon article Événements à Prague).
Nous n’avons pas eu accès (c’est un comble!) au si réputé flanc sud de la cathédrale. À défaut, ces deux portails du flanc nord, et ce beau heurtoir, viennent un peu nous consoler.
Lorsqu’on arrive, après avoir traversé la cour, on passe sous un porche, et l’on découvre la façade ouest de la cathédrale. Lors de ma première visite, il pleuvait, je suis resté un moment sous le porche pour prendre des photos des portails, de leurs tympans, des lourds portails de bronze. Je l’ai dit, cette cathédrale n’a été achevée qu’en 1929, et c’est par cette façade que la construction s’est terminée lors des travaux de 1861 à 1929. Ainsi, cette apparence gothique date de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième. Sur le détail de bas-relief que je montre, les soldats, en se bagarrant, jouent aux dés le vêtement du Christ.
Quelques images montrant les sculptures en haut-relief des portails de bronze de la façade ouest. Ce sont des œuvres du vingtième siècle. Entre les panneaux, sur les montants, sont représentées des têtes comme celle de ma quatrième photo.
Sur ce genre de bâtiment, il y a toujours des gargouilles, et il est de tradition d’en montrer, parce qu’elles représentent des animaux fabuleux, des personnages grotesques, des diables, etc. Mais on préfère lever le nez quand il fait sec, et elles se détachent alors sur un beau ciel bleu alors que leur fonction est de cracher l’eau de pluie. Eh bien j’ai eu la “chance” de venir un jour de pluie, et d’en voir une en action!
Pénétrons à présent dans la cathédrale. Considérée comme immense à son époque, la cathédrale romane faisait soixante-dix mètres de long. L’actuelle cathédrale gothique qui la remplace mesure cent-vingt-quatre mètres sur soixante. Pas étonnant que l’on ressente une telle impression de grandeur. Au fond de la nef, le chœur est décoré de beaux vitraux.
En regardant la nef dans l’autre sens, depuis le transept, on peut admirer la grande rosace du côté ouest (puisque le chœur est, comme c’est la tradition, tourné vers l’est). Puisqu’elle décore la façade, elle a été posée à la fin de la construction, en 1929. Pour réaliser cette œuvre d’art multicolore, il a fallu pas moins de vingt-cinq mille pièces de verre.
Levons les yeux. Les fines nervures sur lesquelles repose la voûte de la grande nef contribuent à l’impression de légèreté de la construction.
Arrêtons-nous un instant pour admirer cet escalier gothique de 1493. Il mène à la tribune royale.
Les évêques de Prague ont été enterrés dans leur cathédrale. Au sol, on voit par exemple la dalle de l’évêque Šebíř (Sévère), mort en 1066. Tiens, c’est justement l’année de la bataille d’Hastings, quand Guillaume de Normandie vainc Harold et se fait sacrer roi d’Angleterre, qui a donné lieu à la tapisserie de Bayeux. Mais cette fois-ci, je suis complètement hors sujet.
La seconde dalle que je montre est celle de l’évêque Vališ (Valentin) mort en 1182. La troisième recouvre l’évêque Jan II, mort en 1236. Et la quatrième marque la tombe de l’évêque Bernard, mort en 1240.
Les tombes ne sont pas toutes signalées par une simple dalle, très loin de là. Par exemple, ci-dessus ce sarcophage est surmonté du gisant en marbre du cardinal Jan Očko z Vlašimi, intronisé en 1364 et mort en 1378.
Mais le plus riche est un tombeau baroque en argent massif achevé en 1736, œuvre d’Ignác Platzer. Il a été réalisé pour honorer saint Jean Népomucène. La décoration en est tellement chargée que j’ai du mal à l’admirer… Je préfère n’en montrer que ces deux détails. Si on veut le voir en entier, il a été tellement photographié par les touristes –ce qui prouve qu’il correspond au goût d’un grand nombre– qu’il suffit de regarder sur Internet, il s’y répète à l’infini.
Ce monument, en revanche, ne semble intéresser personne, les touristes passent devant lui sans s’arrêter, et même sans y jeter un coup d’œil. Intrigué, j’ai regardé sur Internet: on ne l’y trouve presque jamais. C’est le tombeau, sculpté par Mathias Bernard Braun, du haut chancelier du royaume de Bohême et feld-maréchal comte Léopold Šlik (1663-1723), un Autrichien dont le nom s’écrit en langue allemande Schlik.
Il y a encore bien d’autres pierres tombales ou monuments, dont je n’ai pas toujours trouvé le nom du titulaire. D’autant plus que beaucoup, quand je les trouve, me sont inconnus. Mais celui-ci a fière allure dans sa cuirasse.
Laissons donc les tombeaux. Mais hélas je ne sais pas non plus qui sont ces deux personnages, à droite et à gauche. Une chose est sûre, au centre c’est sainte Anne apprenant à lire à Marie.
Le premier de ces hommes porte une croix, et les deux autres une mitre sur la tête et une crosse à la main. Le premier, donc, n’est pas un évêque. Saint Jean Népomucène, peut-être? L’un des deux évêques est sans doute saint Adalbert, en tchèque saint Vojtěch, titulaire de 982 à 996. Car on appelle cette cathédrale Saint-Guy, pour faire court, mais en réalité elle est dédiée aux saints Guy, Venceslas et Adalbert.
Chacune des chapelles recèle des trésors, comme ce triptyque représentant la Visitation où Élisabeth accueille sa cousine Marie, dans la Chapelle Impériale dédiée à Notre-Dame.
Encore une belle statue, ce saint Michel terrassant non un dragon, comme est généralement représenté le diable, mais un être humain avec les cornes et les ailes de Satan, et un serpent qui s’enroule sur son ventre.
L’auteur de ce vitrail réalisé probablement en 1928, est Josef Cibulka (1886-1968). L’ensemble des panneaux est intitulé Attestation des actes de miséricorde.
Ce vitrail représente, de gauche à droite, l’évangéliste saint Luc en train d’écrire son évangile, tenant le livre et la plume; saint Joseph portant l’Enfant Jésus dans ses bras; le roi saint Sigismond, couronne en tête et glaive en main; et saint… le nom du quatrième, qui porte une robe brune de moine, est caché par je ne sais quoi. Il commence par Gu- et finit par -ius ou -nus ou -mus, aussi je propose Gulielmus, c’est-à-dire saint Guillaume, un moine bénédictin de l’abbaye de Cluny, mort en 1031. Sous toutes réserves.
Ici nous sommes dans la “chapelle du Nouvel Archevêque”, où nous contemplons de merveilleux vitraux peints à l’huile sur verre, ce qui n’est pas banal. Offerts par la banque Slavia, ils datent de 1931 et sont l’œuvre, en style Sécession, de l’un des initiateurs –et non des moindres– de l’Art Nouveau, le grand Alfons Mucha (1860-1939). Natif de Moravie, il étudie à Brno puis, refusé à l’académie des Beaux-Arts de Prague, il va travailler à Vienne. En 1887, on le retrouve à Paris où il réalise des illustrations, des affiches, travaille pour Sarah Bernhardt. En 1906, il part pour les États-Unis, New-York, Chicago, Philadelphie, puis en 1910 il retourne dans son pays et s’établit à Prague. Cet artiste, parce qu’il était franc-maçon, a été interrogé par la Gestapo en 1939 avec les méthodes qu’il n’est pas nécessaire de décrire et, quelques jours plus tard, la pneumonie qu’il a contractée l’emporte. On jette son corps à la fosse commune.
Le sujet représenté sur ces vitraux est celui du baptême du prince Bořivoj par saint Méthode. Auprès de lui, sa femme sainte Ludmila et son fils saint Venceslas. Cette œuvre me plaît beaucoup, mais j’avoue ne pas être capable de détailler qui est où. Je me contente donc de répéter bêtement ce que j’ai lu.
Laissons là les vitraux. Je m’arrête un instant en passant devant cette porte en bois, finement sculptée en bas-relief. Ici je n’ai pas de difficultés pour identifier les personnages représentés, parce que leurs noms sont inscrits au-dessus de leurs têtes. À gauche c’est saint Procope, et à droite, avec autour du cou l’écharpe qui a servi à l’étrangler, c’est sainte Ludmila.
Surprenante, est la Chapelle Saint-Venceslas, datée de 1365 et construite autour du tombeau (à droite sur ma photo) du saint roi dont elle porte le nom. Ce tombeau, en fait, est un cénotaphe, parce que les restes de Venceslas sont sous le sol. On est d’abord frappé par l’incrustation, dans le bas des murs, d’une multitude de pierres semi-précieuses, environ mille trois cents, qui sont originaires de Bohême. Et puis, au-dessus, il y a les fresques sur les murs, les unes du quatorzième siècle, d’autres du seizième, et il y a cette statue.
Notons ce blason de Prague, qui porte l’inscription PRAHA MATKA MEST, “Prague, mère des villes”. Il est vrai que Prague est un joyau, mais la dire mère des villes c’est un peu prétentieux, parce que d’autres avant elle, Athènes, Rome, pour s’en tenir à l’Europe, et puis Paris, Venise, Florence, des villes de Flandre, l’ont précédée. Quand on construit la cathédrale Saint-Guy, on fait appel à un architecte français, quand Charles IV embellit et développe sa capitale, il fait appel à des étrangers ou copie des monuments d’autres pays. Prague aujourd’hui vaut certes bien des villes, mais elle en est la fille, non la mère.
Parfois, on a l’impression que sainte Ludmila est plus vénérée que saint Venceslas. Et ses représentations sont plus ou moins réussies. Celle de ma seconde photo ci-dessus, dans son réalisme, est assez émouvante.
Et enfin cette Vierge à l’Enfant. Jésus n’est vraiment pas un joli bébé, mais Marie est plutôt agréable à regarder, quoiqu’elle ait le visage légèrement empâté. Mais pourquoi, sous le prétexte qu’elle est la mère de Dieu, pourquoi, sous le prétexte qu’il est Dieu incarné, faudrait-il que ce soient des modèles de beauté? La société moderne tente de lutter (avec plus ou moins de succès, avouons-le) contre le “sois belle et tais-toi”, il serait temps qu’elle s’attaque également au même problème concernant la sainteté! Et en ce sens, cette statue me plaît bien.