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25 septembre 2017 1 25 /09 /septembre /2017 23:55
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Asclépios, fils d’Apollon et d’une mortelle nommée Coronis, a été confié aux soins du centaure Chiron qui lui a enseigné l’art de la médecine. C’est ainsi que ce demi-dieu dispose de sanctuaires où l’on peut trouver la guérison de ses maux. L’un de ces lieux très célèbres est situé à Épidaure, dans le Péloponnèse (cf. mes articles Épidaure. Jeudi 10 mars 2011 et Sounion, musée archéo, Mycènes, Épidaure. 24 et 25 juin 2011). Et ici, sur l’île de Cos, à quelques kilomètres de la capitale, se trouvent les ruines d’un autre vaste sanctuaire d’Asclépios, ou Asclépiéion. Je n’y ai pas trouvé de statue du demi-dieu; peut-être y en a-t-il une au musée archéologique, mais puisque nous n’avons pas pu le visiter je n’en sais rien. Alors je ressors une photo que j’avais prise le 27 octobre 2012 au musée archéologique d’Istanbul et qui représente une statue de marbre provenant… d’Istanköy, nom turc de Cos! Cet Asclépios est une copie du deuxième siècle avant Jésus-Christ d’un original du cinquième siècle.

 

À la fin de l’époque dite mycénienne, des colons doriens venant de Thessalie, en Grèce centrale, se sont installés à Cos (petit rappel: les Doriens sont des Grecs, un rameau qui s’était détaché tôt du tronc commun, et qui a développé son dialecte à part, compréhensible des autres Grecs –le poète Pindare était très apprécié, et il écrivait en dorien–, mais sensiblement différent; par exemple, il a conservé des sons A qui, en ionien-attique, ont évolué en Ê, comme μαχανά opposé à μηχανή. Ce A devenu Ê continuera d’évoluer en grec moderne vers le son I). Et en arrivant à Cos, au quatorzième siècle avant Jésus-Christ, ces Doriens apportaient avec eux leur dieu Asclépios.

 

Et puis voilà que naît à Cos vers 460 avant Jésus-Christ Hippocrate, qui révolutionne la médecine en ne voyant pas dans la santé ou la maladie une action des dieux, mais des causes naturelles à déterminer et à combattre. Il étudie les symptômes des patients qu’il suit jour après jour. C’est pourquoi il est considéré comme le père de la médecine. J’avais publié une photo d’un buste de lui, ainsi qu’une fiche détaillée de suivi médical qu’il avait rédigée, dans mon blog, à la fin de l’article Musée archéologique de Thasos. Lundi 1er septembre 2012, auquel on peut se reporter pour voir l’excellence et la modernité de son travail. Pas étonnant, alors, que l’on veuille redoubler d’hommages au dieu Asclépios qui a sans aucun doute favorisé le don d’Hippocrate… même si Hippocrate ne croit pas trop que ses patients vont guérir par la seule intercession d’Asclépios. Mais Asclépios y est peut-être quand même pour quelque chose: ne dit-on pas “Aide-toi, le Ciel t’aidera”? Et pour l’honorer, alors qu’Hippocrate est mort en 377, dès ce milieu de quatrième siècle on construit dans un ancien sanctuaire d’Apollon un autel pour son fils Asclépios, fondant ainsi ce qui deviendra le grand sanctuaire que nous visitons aujourd’hui. Un événement important va être sa reconnaissance panhellénique en 242 avant Jésus-Christ, ce qui lui assurera à la fois l’inviolabilité (de la part des Grecs tout au moins), et une fréquentation assidue de pèlerins et de patients. Il sera agrandi et transformé jusqu’au deuxième siècle après Jésus-Christ, et sera fréquenté jusqu’au sixième siècle, même après avoir été endommagé par le séisme de 469. Mais le séisme de 554 va lui être fatal, et malgré l’activité et l’efficacité des médecins de l’école hippocratique, l’île christianisée ne va pas reconstruire ce grand sanctuaire d’une divinité païenne; puis le temps destructeur va passer, et les Chevaliers de l’Ordre de Jérusalem, pour édifier leur château, vont venir se servir en matériaux de construction.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Le plan du site permettra de mieux comprendre la disposition des lieux et l’extension du sanctuaire. J’ai réutilisé un plan présenté sur le site et signé C. Malagrino, 2008, et j’ai attribué des lettres aux divers monuments, lettres dont je donne la légende en-dessous, et que je réutiliserai par la suite. On pénètre sur le site par le nord-est, c’est-à-dire par le haut du plan. Ce vaste rectangle correspond à une terrasse. En face de l’entrée, sur l’autre longueur du rectangle, un escalier monte vers une seconde terrasse au milieu de laquelle on voit plusieurs petits bâtiments. Au fond, un autre escalier permet d’accéder à une troisième terrasse au centre de laquelle un grand temple est représenté. Je vais essayer de détailler tout cela.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Nous commençons par la première terrasse. Et d’abord, à l’entrée, un propylée (repère B), dont ma photo montre les ruines. C’était le noble bâtiment qui marquait l’accès au sanctuaire.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Nous voilà sur cette immense première terrasse de 93 mètres sur 47. Sur trois de ses côtés courait une stoa dont il reste quelques troncs de colonnes (ma première et ma seconde photos ci-dessus), bien peu sur les 67 colonnes d’autrefois, et derrière la stoa, sur ces trois côtés il y avait des chambres, plus ou moins 26 selon le panneau sur le site (repère C pour la stoa et les chambres). Ma troisième photo est axée sur les dernières pièces du côté droit pour le visiteur, et donc au nord-ouest, et pour ma quatrième photo j’ai relevé l’appareil tout en me tournant légèrement vers ma gauche, au sud-ouest, pour faire apparaître le long mur de soutènement de la seconde terrasse, avec ses arcades, et l’escalier (repère F) menant à cette terrasse.

 

C’est probablement au milieu du troisième siècle avant Jésus-Christ qu’ont été construits cette stoa et ces chambres, mais certains archéologues les pensent plus jeunes d’un siècle. Parmi ces chambres, certaines devaient servir aux consultations des patients et aux traitements, mais beaucoup devaient être destinées à héberger les malades, ceux qui venaient chercher les soins de médecins compétents, et ceux qui, comme à Lourdes, étaient des pèlerins venant demander une guérison miraculeuse à Asclépios. Et puis cet Asclépiéion accueillait aussi l’école de médecine hippocratique, il y avait donc des salles de cours, mais aussi, à titre pédagogique, une belle collection d’anatomie pathologique, une sorte de musée universitaire pour la formation des médecins.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Je reviens à la stoa du grand côté du rectangle, celle qui est perpendiculaire à l’allée de l’entrée. Elle mène à ces curieux bâtiments (repère A), à l’est, dont les murs ont assez bien résisté jusqu’à une hauteur non négligeable. En se reportant au plan, on comprend qu’en me dirigeant vers eux, j’ai sur ma gauche des chambres dont, comme sur le côté, il ne reste que les fondations, et sur ma droite la rangée de colonnes de la stoa.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Ces grands bâtiments complexes, ce sont des thermes romains du troisième siècle après Jésus-Christ. Les deux premières photos sont prises de niveau, mais pour la troisième, j’étais au bord de la seconde terrasse, pour comprendre ce que donnent ces constructions vues de haut. On peut encore y distinguer le frigidarium, le tepidarium, etc. (salle froide, salle tiède, etc.), mais en l’absence de panneau indiquant où l’on est, il faut être spécialiste pour le savoir…

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Je me suis demandé, en voyant ces deux lignes parallèles de pierres, ce que cela pouvait bien être. En l’absence d’explication donnée par les archéologues, j’en suis réduit à des suppositions. Pour les thermes, il fallait de grosses adductions d’eau, mais je pense que pour les chambres, pour des fontaines, ce pouvait être une rigole d’adduction d’eau, ou un chemin protégeant une canalisation de terre cuite. En effet, quand on voit le nombre de chambres, on imagine le nombre de personnes fréquentant ces lieux, et l’eau ne sert pas qu’à se désaltérer ou à se laver (cela, c’est plutôt dans les thermes), mais elle est nécessaire pour les ablutions rituelles dans le sanctuaire.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Revenons au grand mur de soutènement de la seconde terrasse. Quand on considère ses dimensions, on conçoit facilement que, plat et uni, il donnerait une impression massive de muraille de forteresse. Aussi a-t-il été dessiné comme une succession de niches, ou d’arcades, qui en allègent l’apparence. Mais bien évidemment ces niches sont aveugles, puisqu’elles contiennent la terre qui est derrière le mur.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Dans l’une des niches (repère E), on voit ce piédestal gravé d’une inscription où on lit le nom de Xénophon. Xénophon, l’auteur de l’Anabase? L’historien qui a terminé la Guerre du Péloponnèse de Thucydide? Le philosophe? Nenni! C’est un autre Xénophon, Caius (prononcer Gaius) Stertinius Xénophon, un médecin réputé, natif de Cos, qui a offert cette décoration en forme de temple (d’où l’appellation de cette niche “temple de Xénophon” par les archéologues) à Asclépios, à sa fille Hygieia qui assiste son père en maintenant les gens en bonne santé (en grec ancien, le mot hygieia, ὑγίεια, que le grec moderne a simplifié en υγεία, signifie la santé, la bonne santé), à Épionè (Ἠπιόνη, de l’adjectif ἤπιος qui signifie favorable, adoucissant, calmant) qui est généralement donnée pour la femme d’Asclépios mais qu’une tradition de Cos donne pour sa fille, et aussi à l’empereur Néron divinisé, ce qui nous renseigne sur l’époque de ce monument, Néron ayant régné de 54 à 68 après Jésus-Christ.

 

Je crois qu’il est intéressant, quoique ce soit hors sujet alors que je parle de la visite de l’Asclépiéion, d’en dire un peu plus sur ce Xénophon, dont le nom est bien grec, mais dont les prénoms sont typiquement latins. Car il est bien natif de Cos, mais son expertise dans l’art médical en a fait le médecin personnel de l’empereur Claude, le prédécesseur de Néron. Or c’est à Néron qu’il dédie ce “temple”, et non à Claude qui l’a beaucoup apprécié, et qui a, pour lui, favorisé Cos. C’est Tacite qui raconte cela dans les Annales (XII, 61). Je commence par le texte latin, qu’ensuite je vais me régaler de traduire, car Tacite est l’un de mes auteurs latins préférés:

 

Rettulit dein de immunitate Cois tribuenda multaque super antiquitate eorum memorauit: Argiuos uel Coeum Latonae parentem uetustissimos insulae cultores; mox aduentu Aesculapii artem medendi inlatam maximeque inter posteros eius celebrem fuisse, nomina singulorum referens et quibus quisque aetatibus uiguissent. Quin etiam dixit Xenophontem, cuius scientia ipse uteretur, eadem familia ortum, precibusque eius dandum ut omni tributo uacui in posterum Coi sacram et tantum dei ministram insulam colerent. neque dubium habetur multa eorundem in populum Romanum merita sociasque uictorias potuisse tradi: sed Claudius facilitate solita quod uni concesserat nullis extrinsecus adiumentis uelauit.

 

…et ma traduction: “Ensuite, [Claude] restitua aux habitants de Cos la dispense de payer l’impôt, et rappela longuement leur ancienneté, disant que les Argiens, ou Coeus, le père de Latone [=Léto, mère des jumeaux Apollon et Artémis], étaient les plus anciens habitants de l’île, que bientôt après l’art de la médecine avait été apporté avec l’arrivée d’Esculape [=Asclépios], et que cet art avait été très largement pratiqué parmi ses descendants, rappelant les noms de chacun et à quelle époque ils avaient brillé. Mieux, il dit même que Xénophon, à la science duquel lui-même faisait appel, était issu de la même famille, et qu’il fallait accéder à ses prières, à savoir que les habitants de Cos, libérés de tout impôt, vivent pour toujours sur cette île sacrée et vouée seulement au service de son dieu. Sans aucun doute, il aurait pu rapporter les nombreux mérites de ces gens à l’égard du peuple romain ainsi que nos victoires auxquelles ils ont participé, mais Claude, avec sa faconde habituelle, eut le tort de ne pas justifier ce qu’il avait accordé à un individu en mettant en avant d’autres arguments”.

 

Cela justifie la gratitude qu’ont les habitants de Cos à l’égard de Xénophon, car cette exemption d’impôts va grandement favoriser la richesse de l’île. Mais ce n’est pas tout, car un peu plus loin il va de nouveau être question de Xénophon. Pour comprendre ce qui se passe, il faut savoir qu’Agrippine est la mère de Néron, qu’elle a eu de son premier mari ou peut-être de son amant le philosophe Sénèque. Deux fois veuve, elle épouse en troisièmes noces son oncle, l’empereur Claude, qui est veuf de Messaline et père de Britannicus. Une fois mariée à Claude, Agrippine va le pousser à adopter Néron, qui est son beau-fils. Du coup, devenu le fils (adoptif) de Claude, et étant un peu plus âgé que son “frère” Britannicus (un peu plus de trois ans), c’est lui qui devrait régner à la suite de Claude… Mais à tout moment Claude peut revenir sur cette adoption, et cette situation fait peur à Agrippine, qui craint un revirement. Tacite nous informe de la suite des événements, également dans les Annales (XII, 66-67). Comme tout à l’heure, je commence par le texte latin, que je traduirai ensuite:

 

“Agrippina, sceleris olim certa […] nec ministrorum egens, de genere ueneni consultauit, ne repentino et praecipiti facinus proderetur; si lentum et tabidum delegisset, ne admotus supremis Claudius et dolo intellecto ad amorem filii rediret. exquisitum aliquid placebat, quod turbaret mentem et mortem differret. deligitur artifex talium uocabulo Locusta, nuper ueneficii damnata et diu inter instrumenta regni habita. Eius mulieris ingenio paratum uirus, cuius minister e spadonibus fuit Halotus, inferre epulas et explorare gustu solitus. Adeoque cuncta mox pernotuere ut temporum illorum scriptores prodiderint infusum delectabili boleto uenenum, nec uim medicaminis statim intellectam, socordiane an Claudii uinolentia; simul soluta aluus subuenisse uidebatur. Igitur exterrita Agrippina et, quando ultima timebantur, spreta praesentium inuidia prouisam iam sibi Xenophontis medici conscientiam adhibet. Ille tamquam nisus euomentis adiuuaret, pinnam rapido ueneno inlitam faucibus eius demisisse creditur, haud ignarus summa scelera incipi cum periculo, peragi cum praemio”.

 

Soit: “Agrippine, de longtemps décidée au crime […] et ne manquant pas d’agents, réfléchit mûrement au type de poison, de peur que trop soudain et trop rapide il ne trahisse le crime; ou que, si elle s’en remettait à un poison lent et provoquant une infection, Claude approchant de sa fin et comprenant la ruse, ne revienne à son affection pour son fils. Il lui fallait quelque chose de raffiné, qui lui trouble l’esprit et retarde sa mort. On choisit une experte en ce genre de choses du nom de Locuste, récemment condamnée dans une affaire d’empoisonnement et longtemps employée comme instrument de pouvoir. Le venin fut préparé par l’inventivité de cette femme et donné par Halotus, l’un des eunuques qui avait pour fonction de servir les plats et de les goûter. Très tôt, tout cela est tellement devenu de notoriété publique que les écrivains de l’époque ont publié que le poison avait été versé  dans de délicieux champignons, qu’on n’avait pas compris tout de suite la violence de la drogue, à cause, c’est sûr, de la stupidité de Claude, à moins que ce ne soit à cause de son état d’ébriété; en même temps, ses intestins qui s’étaient libérés semblaient l’avoir tiré d’affaire. Alors Agrippine fut terrifiée et, comme elle pouvait craindre le pire, prenant garde à l’hostilité des personnes présentes, elle fait appel à la complicité du médecin Xénophon. Lui, faisant comme s’il voulait aider aux efforts pour vomir, lui enfonça dans la gorge, semble-t-il, une plume enduite d’un poison rapide, car il n’ignorait pas que les pires crimes, il est dangereux de les entreprendre, mais qu’on y gagne à les mener à leur terme”.

 

Voilà ce qu’a fait notre digne, notre grand, notre généreux Xénophon, revenu passer le reste de sa vie dans son île de Cos. Tacite ne dit pas dans quelles condition il a quitté Rome, mais on peut supposer que, considérant son action qui lui a permis de devenir empereur de Rome, Néron lui a prodigué de grands honneurs, ou beaucoup d’argent, ou les deux, et que si Néron est devenu un demi-dieu, il le protégera d’une éventuelle vengeance, non de Britannicus que Néron fait assassiner quatre mois après avoir accédé au trône impérial, mais des partisans de feu Claude et de feu Britannicus. Bien enrichi, il participera financièrement à la remise en état du sanctuaire suite à un tremblement de terre, il lui offrira aussi des statues qu’il avait rapportées de Rome, il y créera à l’intention de l’école de médecine une bibliothèque médicale.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Dans une autre niche, est aménagée cette fontaine. Elle est décorée d’un bas-relief représentant le dieu Pan. Cette fontaine et ses sœurs dans d’autres niches étaient alimentées par de grands réservoirs où arrivaient les eaux curatives de deux sources du mont Dikaios (la montagne de la côte sud-est de l'île qui, à environ cinq kilomètres à vol d'oiseau de l'Asclépiéion, culmine à 843 mètres), l’une ferrugineuse, l’autre sulfureuse. Ici, il ne s’agit plus seulement d’ablutions rituelles, il s’agit également de traitement médical thermal.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Peu de bâtiments à visiter sur la première terrasse, donc. Je me dirige maintenant vers l’escalier (repère F) qui coupe le mur de soutènement vers la seconde terrasse. Dix mètres de large, trente marches pour monter de six mètres.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Parce que c’est sur cette seconde terrasse qu’il y a le plus grand nombre de bâtiments divers difficiles à situer, c’est ici, en arrivant en haut de cet escalier, que je choisis de publier l’intéressante proposition de reconstitution du sanctuaire qui est affichée sur un panneau explicatif du site; mais son orientation inverse tout par rapport au plan du début... Et parce que la légende donnant la correspondance des chiffres, en grec et en anglais, est illisible dans le coin supérieur gauche de cette image réduite à la dimension de mon blog, je la publie ensuite en plus gros plan, avec les légendes traduites en français. Nous venons donc de franchir l’escalier n°7. Désormais, je donnerai à la fois le numéro de la reconstitution et la lettre du plan.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Pour compléter la reconstitution, trois photos, dont les éléments vont s’éclairer au fur et à mesure que je les décrirai. Je donne leurs références sur la reconstitution et sur le plan. Sur la première photo, de gauche à droite les colonnes du temple périptère n°10-K, les deux colonnes de la façade du premier temple d’Asclépios n°9-H, quatre niches de l’exèdre qui ne figure pas sur la reconstitution (J sur le plan), et l’escalier n°14-M qui monte vers la troisième terrasse.

 

La deuxième photo est prise du haut de cet escalier n°14-M. À gauche, on reconnaît le premier temple d’Asclépios n°9-H, au centre c’est l’autel d’Asclépios n°8-G qui est le point de départ du sanctuaire, et à droite quelques colonnes du temple périptère 10-K. Cette photo permet aussi de voir que la première terrasse est déjà surélevée par rapport au niveau de base.

 

Et la troisième photo, prise elle aussi de la terrasse supérieure, elle montre les thermes de la première terrasse (non représentés sur la reconstitution parce que tardifs, et A sur le plan), le temple périptère n°10-K et, au premier plan à droite, l’exèdre (J). Reste à détailler tout cela. Je vais suivre l’ordre des numéros de la reconstitution.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Commençons par l’autel primitif d’Asclépios n°8-G, au centre de la seconde terrasse. C’était un autel monumental construit au quatrième siècle avant Jésus-Christ. À l’époque, il n’y avait pas de troisième terrasse, ce niveau était le plus élevé du sanctuaire. Au début du deuxième siècle avant Jésus-Christ, avec le développement de la médecine hippocratique, avec aussi la richesse de l’île, avec surtout le succès et l’expansion du culte d’Asclépios, on va donner de l’ampleur au sanctuaire, avec entre autres la création d’un troisième niveau avec des murs de soutènement.

 

L’autel d’Asclépios a alors été reconstruit vers le milieu du deuxième siècle avant Jésus-Christ avec de riches décorations, mais comme aujourd’hui il n’en reste que les fondations on ne peut guère l’apprécier. Je reviendrai tout à l’heure sur les autres aménagements, et notamment sur les bâtiments de la troisième terrasse nouvellement créée.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Quand le culte d’Asclépios s’est développé autour de son autel, on lui a construit au troisième siècle avant Jésus-Christ un petit temple ionique, n°9-H, de neuf mètres sur quinze, avec deux colonnes “in antis”, c’est-à-dire sur la façade. En même temps que l’on reconstruisait l’autel au deuxième siècle avant Jésus-Christ, on a remodelé et embelli le temple selon les critères artistiques d’Asie Mineure. Parmi les trésors que recélait ce temple, figurait un tableau d’Apelle, ce grand, cet immense peintre du quatrième siècle avant Jésus-Christ, natif de Cos, dont j’ai parlé dans mon article Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Ce tableau représentait Aphrodite sortant des flots.

 

Lors de la rivalité et de la guerre entre Marc-Antoine et Octave, Cos a eu le tort de prendre le parti de Marc-Antoine, car c’est Octave qui a gagné et s’est ensuite proclamé empereur sous le nom (et titre) d’Auguste. Et il a puni Cos en exigeant le paiement d’un tribut d’un montant faramineux. Comme je l’ai fait tout à l’heure pour Tacite, je vais maintenant citer le géographe Strabon, né vers 64 avant Jésus-Christ et mort vers 21 de notre ère, d’abord dans le texte grec (XIV, 2, 19), avant de le traduire:

 

Ἐν δὲ τῷ προαστείῳ τὸ Ἀσκληπιεῖον ἔστι, σφόδρα ἔνδοξον καὶ πολλῶν ἀναθημάτων μεστόν, ἐν οἷς ἐστι καὶ ὁ Ἀπελλοῦ Ἀντίγονος. Ἦν δὲ καὶ ἡ ἀναδυομένη Ἀφροδίτη, ἣ νῦν ἀνάκειται τῷ θεῷ Καίσαρι ἐν Ῥώμῃ, τοῦ Σεβαστοῦ ἀναθέντος τῷ πατρὶ τὴν ἀρχηγέτιν τοῦ γένους αὐτοῦ· φασὶ δὲ τοῖς Κῴοις ἀντὶ τῆς γραφῆς ἑκατὸν ταλάντων ἄφεσιν γενέσθαι τοῦ προσταχθέντος φόρου.

 

“C’est dans un faubourg que se trouve l’Asclépiéion, de grande renommée et rempli de nombreuses offrandes religieuses, parmi lesquelles l’Antigone d’Apelle. Il y avait aussi l’Aphrodite Anadyomène, qui est maintenant exposée à Rome en l’honneur du divin César, emportée par l’empereur pour offrir à son père celle qui est à l’origine de sa famille. On dit que, pour prix du tableau, il a accordé une remise de cent talents sur le tribut imposé”.

 

Le talent, à cette époque, valait 26,16 kg d’or, le prix ainsi évalué de l’œuvre d’Apelle est considérable. Et il laisse imaginer quelle était l’amende imposée à l’île! L’empereur Auguste, qui aimait les œuvres d’art, l’a donc emporté à Rome, sans se soucier d’en priver le dieu… Et, avec tant d’autres œuvres d’art, le tableau a disparu par la suite. Sans doute au cours des pillages lors des invasions barbares. Ou lors du grand incendie de Rome allumé par Néron. Quant à l’expression “l’origine de sa famille”, il faut savoir que les Romains se sont imaginé une origine liée à l’épopée de la Guerre de Troie: après la prise de Troie par les Grecs, Énée qui est un héros troyen fils d’Anchise et de la déesse Aphrodite que les Romains assimilent à leur Vénus, part en exil en Italie avec son père et son fils Iule (aussi appelé Ascagne). Les fondateurs de Rome en 753 avant Jésus-Christ, les jumeaux Romulus et Rémus (ceux qui ont été nourris par la louve), sont présentés comme des descendants de Iule. Jules César (en latin Iulius Caesar) prétendait que son nom, et celui de ses ascendants, venait de ce Iule petit-fils de celle qu’il appelait Vénus, donc de cette Aphrodite peinte par Apelle. C’est de cette façon que César se disait descendant de la déesse.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Vers le deuxième siècle après Jésus-Christ, peut-être même un peu plus tard, on a construit sur cette même terrasse, de l’autre côté de l’autel par rapport au temple d’Asclépios, un temple périptère (tout entouré de colonnes) de style corinthien, dédié à Apollon et peut-être aussi à l’empereur Néron. C’est le n°10-K. À l’époque où ils étaient maîtres de l’île, les Italiens ont relevé sept de ces colonnes, ce qui en fait, selon mon goût, le monument le plus impressionnant du sanctuaire.

 

Plus à l’est, auprès de ce temple périptère il y avait une leschè (repère L), le terme désignant un espace de rassemblement et de discussion. C’est là que se réunissait, entre autres, le conseil. De ce bâtiment il n’y a que peu de traces: on peut se reporter à la troisième des photos que j’ai publiées plus haut, juste après le dessin de reconstitution du site, et l’on voit, derrière le temple, des pierres alignées formant un angle droit. Ce sont les fondations, au ras du sol, de deux côtés de la leschè. La reconstruction ne la représente pas.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Nous sommes repartis de l’autre côté de la terrasse, au nord-ouest. Sur la reconstitution et le plan, c’est le n°12-I, entre le temple ionique d’Asclépios et le mur de soutènement de la troisième terrasse. Ce bâtiment mesurait douze mètres sur treize et était composé de deux parties avec une antichambre. Sur les plans comme dans les descriptions, on le nomme un abaton. Étymologiquement, ce mot est composé du verbe marcher, βαίνω, et du préfixe a- privatif: un endroit où l’on ne peut marcher. C’est, dans le sanctuaire, la salle où seuls les prêtres, ou parfois les initiés, ont le droit de pénétrer. Confirmant cette signification, employé comme adjectif, il qualifie un lieu d’accès impossible, montagne escarpée, fleuve rapide, etc. Alors je ne comprends pas pourquoi on utilise ce terme pour nommer le bâtiment, en ajoutant que c’était sans doute le logement des prêtres du sanctuaire. Car les prêtres de la religion grecque païenne ne faisaient l’objet d’aucune consécration comme les prêtres des Églises chrétiennes, c’étaient des citoyens choisis pour leurs qualités et leurs mérites, et qui exerçaient ces fonctions pour un temps. Leur demeure n’était donc nullement interdite d’accès à qui n’était pas prêtre. Comme je suis convaincu que ces indications sont données par les archéologues qui savent ce qu’ils disent, et qu’en plus c’est relayé dans des sites grecs dont les auteurs comprennent parfaitement la signification du mot abaton, il faut chercher une explication qui concilie les deux. Je suppose donc que ni le mot grec κατοικίες, ni la traduction anglaise qui en est donnée, abodes, ne doivent être pris dans le sens de résidence, comme, lorsque j’étais proviseur, je disposais d’un “logement de fonction”, mais dans le sens de lieu où ils se couchaient, et peut-être y recevaient-ils dans leur sommeil la visite du dieu, ce qui justifierait que ce soit un lieu sacré où le profane ne peut pénétrer.

 

Mais j’ai aussi lu une autre interprétation du bâtiment. Il était composé de deux pièces. Ce ne sont pas les prêtres qui auraient été logés là, mais ce serait le lieu où, hommes d’un côté et femmes de l’autre, les patients seraient venus dormir en attendant l’intervention divine. Un abaton aussi, donc, mais avec un tout autre rôle. Concernant ces pièces où l’on dort en espérant une guérison miraculeuse, je donne quelques explications supplémentaires plus bas, quand nous atteindrons la troisième terrasse.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Reportons-nous d’abord au plan. Nous progressons du “haut” de l’image vers le “bas”, du nord au sud, et approchons de l’escalier 14-M qui mène à la troisième terrasse. Sur la gauche du visiteur, donc à droite sur le plan, sur le flanc est de l’escalier, il est nettement représenté une structure en arc de cercle (repère J du plan), c’est celle de mes deux premières photos ci-dessus, la troisième montrant des pierres tombées du bâtiment, et la quatrième est un gros plan sur un lion, très petit, qui orne ces pierres. Mais, curieusement, quand je regarde maintenant le dessin de la reconstitution du sanctuaire, ce bâtiment a été oublié à la gauche de l’escalier. Je me suis demandé si c’était volontaire, s’il était d’une époque postérieure, mais non, il est contemporain de la construction du temple d’Asclépios, le n°9-H qui, lui, est bel et bien représenté. C’est donc un oubli pur et simple.

 

Ce bâtiment (J) est une exèdre. Drôle de mot? Pas du tout, si l’on considère son étymologie. D’abord la racine indo-européenne *sed- que l’on trouve dans le verbe latin sedo (“je suis assis”, d’où le français sédiment ou, plus déformé, siège), racine qui, en grec, a remplacé le S initial par une aspiration, hed- avec le même sens d’être assis, et qui se retrouve en français dans un mot comme cathédrale, avec le préfixe kata, kat. Le mot grec ἕδρα (hédra), lui, désigne un siège (à l’origine, le mot cathédrale était un adjectif, et l’église cathédrale était celle où l’évêque avait son siège). Et puisque le préfixe ex- évoque une idée de sortir, d’être en dehors, à l’extérieur (par exemple en français expatrier, sortir de la patrie; ou exhaler, faire sortir l’haleine), par conséquent une exèdre,  ἐξέδρα, désigne un bâtiment qui offre des sièges à l’extérieur. L’exèdre peut parfois être couverte, mais elle n’est jamais fermée. Ce bâtiment en arc de cercle comportait donc des bancs de pierre, et était utilisé pour des réunions en plein air au sein du sanctuaire. Un peu d’étymologie, et tout s’éclaire!

 

Quant aux niches vides de l’exèdre, est-il besoin de le préciser pour des Français qui ont l’habitude d’en voir sur les églises, là où sont passés les révolutionnaires? En France c’était pour manifester la haine de la religion, les statues ont été brisées, ici à Cos c’était pas amour de l’art, les statues ont été volées (sauf peut-être certaines d’entre elles qui ont pu être jetées à bas par des séismes).

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Quand on regarde le plan, on voit qu’une première volée de marches est située entre l’abaton et l’exèdre, suit un palier, et d’autres marches reprennent pour mener à la troisième terrasse (14-M). Sur le dessin de reconstitution, c’est peut-être un peu moins visible, mais on perçoit quand même une rupture au milieu de l’escalier. Mes deux photos ci-dessus montrent les deux moitiés de cet escalier. Il se trouve que la pente de la colline n’était pas assez abrupte pour que l’on accède de la seconde à la troisième terrasse avec un escalier simple, il aurait alors fallu de gigantesques travaux de terrassement pour agrandir la seconde terrasse et monter d’une seule volée de marches. À quoi bon, puisque l’on disposait de suffisamment d’espace pour construire ce que l’on voulait? Il n’empêche, cet escalier est impressionnant. Je n’ai pas compté ses marches, il paraît qu’il y en a soixante, s’étalant sur une longueur de trente-huit mètres pour un dénivelé de onze mètres. Dans sa première partie, il mesure dix-huit mètres de large, et se réduit à neuf mètres dans la seconde partie.

 

Le premier plan de la première de ces photos permet de voir l’abaton 12-I, dont il reste encore le seuil de la porte et un pan de mur.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Nous sommes donc parvenus au niveau de la troisième terrasse, qui mesure pas moins de quatre-vingts mètres sur soixante. Commençons par voir le tour, où sur trois côtés court une stoa qui dessert, sur les petits côtés du rectangle, au nord-ouest et au sud-est, une série de chambres. Ce sont les repères 3-N et 4-N. Il ne s’agit pas, ici, d’offrir un hébergement pour les pèlerins, une sorte d’hôtellerie du sanctuaire. Les chambres situées à ce niveau supérieur constituent l’encoimétérion (ἐγκοιμητήριον), le lieu où dorment les patients dans l’attente de la visite d’Asclépios ou de sa fille Hygieia. De ce genre de visite et de guérison, je donne deux exemples dans cet article de mon blog que je citais au début (Sounion, musée archéo, Mycènes, Épidaure. 24 et 25 juin 2011), avec les bas-reliefs correspondants.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Puisque l’on passe du temps à ce niveau, on a besoin d’eau pour l’hygiène, pour se désaltérer, et tout autant pour les ablutions rituelles avant de se coucher dans l’encoimétérion ou avant les rites du temple. Il a donc fallu établir des canalisations de terre cuite pour amener l’eau jusque là.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Ce que l’on voit en premier lieu en arrivant sur la troisième terrasse, c’est le grand temple dorique d’époque romaine 16-O. C’est loin d’être la ruine la plus parlante et la plus belle, mais c’est la plus importante, et c’est pourquoi j’ai voulu terminer par ce temple, plaçant avant lui la stoa et les chambres dont il reste encore moins… C’est vers 170 ou 160 avant Jésus-Christ qu’a été construit ce grand temple périptère d’Asclépios et d’Hygieia, qui fait 31,17 mètres sur 15,96. Un panneau sur le site précise qu’il est une copie du temple d’Asclépios à Épidaure, mais en beaucoup plus grand du fait de la compétition entre les deux grands sanctuaires, celui d’Épidaure ne mesurant “que” 23,09 mètres sur 11,76. Je fais mon petit calcul, 497,47 mètres carrés pour Cos, et 271,54 mètres carrés dans le Péloponnèse. Différence: 225,93 mètres carrés, soit plus de 83% plus grand à Cos. Pas mal!

 

Ma seconde photo ci-dessus montre, en fond de décor du temple, un horizon maritime, borné par des collines: c’est la côte d’Asie Mineure. Et si du temple on voit la mer et l’Anatolie, cela signifie que de la mer et de l’Anatolie on voyait le temple, et il était également visible de la côte de l’île. Aujourd’hui qu’il n’en reste que la base, bien sûr, d’en bas on n’en voit plus rien… Sur cette terrasse, pas d’autel de sacrifices, puisque lors de la construction de ce temple dorique on a simultanément reconstruit et magnifiquement décoré l’autel de la seconde terrasse.

 

La christianisation de l’île a amené l’abandon du sanctuaire. Les séismes ont provoqué des destructions sans que l’on cherche à réparer ou à rebâtir. Puis au temps de l'Empire byzantin on a construit une église sur les fondations de ce temple dorique d'Asclépios et Hygieia, l'église Notre-Dame de Tarsos, qui dépendait du monastère de Saint-Jean de Patmos. Mes photos montrent le chapiteau d'une colonne sur le dernier tambour de marbre, et dessus une grosse pierre plate: c’est ce montage qui servait d'autel dans l’église paléochrétienne. C’est tout ce qu’il reste du temple.

 

Autour de cette plateforme, on voit un bois de cyprès. Dans l’antiquité, avant que s’établisse le sanctuaire d’Asclépios, le bois existait déjà, et s’étendait sur toute la surface que nous venons de visiter, sur toute la pente de cette colline. Il était consacré à Apollon. Le mot grec κυπάρισσος (cyparissos) désigne le cyprès, on honorait donc Apollon cyparissien. Or, au début du présent article, je disais que dès l’époque qui a immédiatement suivi Hippocrate, on avait construit un autel à Asclépios dans un ancien sanctuaire d’Apollon. C’était ce bois de cyprès que l’on a en grande partie défriché pour honorer le fils du dieu: Apollon ne pouvait que se réjouir que son fils soit honoré auprès de lui. Son fils et sa petite-fille.

Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014
Cos 06, l’Asclépiéion. Samedi 6 septembre 2014

Et Hippocrate, dans tout cela? Car enfin, c’est quand même un très grand médecin, le père de la médecine moderne. Oh non, je ne suis pas impie, je ne mets pas en doute le pouvoir d’Asclépios et d’Hygieia, mais enfin pour ne pas engorger l’encoimétérion les patients devaient d’abord se soumettre à l’examen des médecins humains et essayer leurs traitements, et ce n’est qu’au cas où leur science ne pouvait pas triompher du mal que l’aide du dieu et de sa fille était sollicitée. Et comme, à Cos, je n’ai pas plus de photo d’identité d’Hippocrate que d’Asclépios,  je suis contraint d’aller piocher dans ma collection. C’est au musée archéologique de Naples que, le 28 avril 2010, j’ai pris les deux photos ci-dessus d’un buste d’Hippocrate, copie au premier siècle de notre ère d’un original grec de la moitié du deuxième siècle avant Jésus-Christ.

 

Gorgias est un philosophe grec né en Sicile vers 480 avant Jésus-Christ, que Platon met en scène dans un dialogue qui porte son nom et qui est l’auteur d’un Traité sur le non-être. Démocrite (460-370 avant Jésus-Christ) est un philosophe grec matérialiste. L’un et l’autre ont joué un rôle important dans la formation d’Hippocrate et dans la maturation de sa science.

 

Né vers 460 et mort vers 370 avant Jésus-Christ, Hippocrate a vécu environ quatre-vingt-dix ans. On le considère généralement comme le fils d’un certain Héraclide, prêtre d’Asclépios. Et l’origine de cet Héraclide n’est pas indifférente: Asclépios avait plusieurs fils dont deux ont pris part à la Guerre de Troie, cf. Homère, Iliade, chant II, vers 731-732, parlant de groupes de soldats de Thessalie: τῶν αὖθ᾽ ἡγείσθην Ἀσκληπιοῦ δύο παῖδε / ἰητῆρ᾽ ἀγαθὼ Ποδαλείριος ἠδὲ Μαχάων (“ils étaient conduits par deux enfants d’Asclépios, bons médecins, Podaleirios et Machaon”). Sur le chemin du retour, la mer a jeté Podaleirios sur la côte de Carie, en Asie Mineure, où il s’établit et fonde une ville, Syrna. Ses descendants vont s’établir à Cos, à Cnide et à Rhodes. Et parmi les Asclépiades (=descendants d’Asclépios) de Cos, on compte cet Héraclide, et donc aussi son fils Hippocrate. Du sang divin coule dans les veines d’Hippocrate.

 

Un doute à ce sujet? Tzétzès, un célèbre grammairien et poète grec de Constantinople (vers 1110-vers 1180, donc en plein douzième siècle médiéval) donne sa généalogie. Je cite le passage tiré de ses Chiliades, VII, vers 944 à 958:

Οὖτος ὁ Κῷος ἰατρός, ὁ μέγας Ἰπποκράτης,

πατρὸς μὲν ἦν Ἡρακλειδᾶ, μητρὸς δὲ Φαιναρέτης,

τελῶν ἑπτακαιδέκατος Ἀσκληπιοῦ σπερμάτων.

Μετὰ γὰρ Τροίας ἅλωσιν ἐν τῇ περαίᾳ Ῥόδου

ὁ Ποδαλείριος υἱὸς Ἀσκληπιοῦ ὑπάρχων

Ἱππόλοχον ἐγέννησεν, οὗ Σώστρατος ἐξέφυ,

οὗ Δάρδανος, οὗ Κρίσαμις, οὗπερ Κλεομυττάδης

οὗπερ υἱὸς Θεόδωρος, τοῦ δὲ Σώστρατος ἄλλος,

οὗπερ Σωστράτου Κρίσαμις ὁ δεύτερος ἐξέφυ·

Κρισάμιδος Θεόδωρος δεύτερος πάλιν ἔφυ.

Ἐκ Θεοδώρου τούτου δὲ ὁ Σώστρατος ὁ τρίτος,

οὗ Νέβρος, οὗ Γνωσίδικος, ἐξ οὗ Ἱπποκράτης.

Παῖς ἦν Ἡρακλειδᾶς, οὗ καὶ Φαιναρέτης

ὁ μέγας, ὁ καὶ δεύτερος, γέγονεν Ἱπποκράτης.

ν ὁ πατὴρ Ἡρακλειδᾶς τὰ ἰατρῶν διδάσκει.

 

Et je traduis: “Ce médecin de Cos, le grand Hippocrate, avait pour père Héraclide et pour mère Phainarétès, à la dix-septième génération depuis Asclépios. En effet, après la prise de Troie, Podaleirios, un fils d’Asclépios, régnant sur Rhodes, un peu plus loin, engendra Hippoloque, de qui naquit Sostrate, de qui Dardanos, de qui Krisamis, et de lui Kléomyttadès, et de lui son fils Théodore, et de celui-là un autre Sostrate, et de ce Sostrate est né Krisamis II; et de nouveau un Théodore II est né de Krisamis. De ce Théodore est né Sostrate III, de qui est né Nébros, de qui Gnosidique, de qui Hippocrate. Il a eu pour enfant Héraclide, et le grand Hippocrate, deuxième du nom, est né de lui et de Phainarétès. C’est son père Héraclide qui lui enseigne l’art de la médecine”.

 

J’ai déjà évoqué plus haut, ainsi qu’à travers un lien vers un article que j’avais écrit au sujet de Thasos, les méthodes d’Hippocrate pour établir son diagnostic. Il constituait des fiches d’observation très détaillées, mais il n’a sans doute jamais rédigé lui-même de traité de médecine, ou si par hasard il en avait écrit ces documents se seraient perdus. Ce que l’on sait de ses théories et de ses recherches, c’est par un corpus de traités rédigés par ses disciples, soit ceux qu’il a connus et formés de son vivant, soit ceux qui se sont formés après sa mort à son école. Non seulement son génie médical est toujours d’actualité, mais le serment qu’il a rédigé, ou qui a été rédigé selon ses préceptes, est aussi et surtout un code moral qui fonde les devoirs du médecin. Certains aspects, comme la référence aux dieux, ne sont plus d’actualité, de même l’évolution des mentalités accepte généralement, aujourd’hui, l’avortement, mais l’idée même, le fondement du serment peuvent et doivent inspirer tous les praticiens de la médecine en notre vingt-et-unième siècle. Il dit (dans la traduction Littré):

 

“Je jure par Apollon, médecin, par Asclépios, par Hygieia et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, les prenant à témoin que je remplirai, suivant mes forces et ma capacité, le serment et l'engagement suivants:

Je mettrai mon maître de médecine au même rang que les auteurs de mes jours, je partagerai avec lui mon savoir et, le cas échéant, je pourvoirai à ses besoins; je tiendrai ses enfants pour des frères, et, s'ils désirent apprendre la médecine, je la leur enseignerai sans salaire ni engagement. Je ferai part de mes préceptes, des leçons orales et du reste de l'enseignement à mes fils, à ceux de mon maître et aux disciples liés par engagement et un serment suivant la loi médicale, mais à nul autre.

Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m'abstiendrai de tout mal et de toute injustice. Je ne remettrai à personne du poison, si on m'en demande, ni ne prendrai l'initiative d'une pareille suggestion; semblablement, je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif. Je passerai ma vie et j'exercerai mon art dans l'innocence et la pureté.

Je ne pratiquerai pas l'opération de la taille, je la laisserai aux gens qui s'en occupent.

Dans quelque maison que j'entre, j'y entrerai pour l'utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur, et surtout de la séduction des femmes et des garçons, libres ou esclaves.

Quoi que je voie ou entende dans la société pendant, ou même hors de l'exercice de ma profession, je tairai ce qui n'a jamais besoin d'être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas.

Si je remplis ce serment sans l'enfreindre, qu'il me soit donné de jouir heureusement de la vie et de ma profession, honoré à jamais des hommes; si je le viole et que je me parjure, puissé-je avoir un sort contraire”.

 

Oui, ce Xénophon, en empoisonnant l’empereur Claude a gravement manqué à son serment. Car c’était un médecin de Cos, un médecin hippocratique, et il avait prêté ce serment. Il s’est parjuré. Sa générosité envers le sanctuaire d'Asclépios, était-ce pour se faire pardonner des dieux?

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22 septembre 2017 5 22 /09 /septembre /2017 23:55
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Aujourd’hui, nous allons visiter le kastro (le château) qu’ont bâti sur la presqu’île qui ferme le bassin de l’ancien port les Chevaliers de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem installés à Cos en 1315, comme une dépendance de Rhodes qu’ils venaient de conquérir de 1307 à 1310. C’est le kastro de Neratzia (το κάστρο της Νερατζιάς), parfois appelé kastro de Nerantzia, avec un N au milieu (Νεραντζιάς). En grec, le nératzi est le fruit appelé en français bigarade, ou orange amère, et la nératzia désigne le bigaradier. Parce que cet arbre poussait en abondance sur l’île de Cos, en arrivant les Chevaliers ont nommé ainsi leur château.

 

Mais les Ottomans, qui s’étaient déjà établis en Asie Mineure dès le onzième siècle, manifestent leurs visées sur l’Europe, et la seconde moitié du quatorzième siècle voit tomber Andrinople (aujourd’hui Edirne) dont le sultan fait sa capitale dès 1377. On comprend que, bien avant la prise de Constantinople en 1453, les Chevaliers de Saint-Jean aient jugé bon de prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger leurs conquêtes des appétits ottomans. Ils vont construire à cet effet, dans la seconde moitié du quatorzième siècle, une forteresse rectangulaire, avec une tour circulaire à chacun des quatre angles. Trois de ces tours existent encore aujourd’hui.

 

Ces précautions sont aussi justifiées par le fait que, juste en face de Cos, la côte d’Asie Mineure n’est qu’à une petite vingtaine de kilomètres, et avec les ruines du mausolée d’Halicarnasse (l’une des sept merveilles du monde) et à son emplacement ils ont aussi construit un kastro, le Château Saint-Pierre, de sorte qu’ils peuvent contrôler les mouvements de Constantinople à Alexandrie. D’où le désir des Turcs de mettre fin à ce contrôle. C’est en décembre 1522 que Rhodes sera prise, et dans la foulée Cos doit être donnée aux Ottomans en janvier 1523. Le gouverneur turc résidera dans le kastro, mais on en fera aussi, parallèlement, une garnison de soldats, des magasins, une poudrière. Poudrière qui, le 17 mars 1816, explosera, causant au château les dommages que l’on peut imaginer.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Au quinzième siècle, tout juste après avoir pris Constantinople, les Turcs attaquent Cos en 1457, sans succès, et l’attaquent de nouveau en 1477. Après avoir repoussé ces attaques, les Chevaliers renforcent leur protection en ajoutant des terre-pleins autour du château. Mais l’inquiétude grandit en voyant que Rhodes a été assiégée et que les Turcs y ont utilisé des canons à poudre noire comme ils l’avaient fait à Constantinople, et quand le fort séisme de 1493 cause des dégâts dans les fortifications, les Chevaliers décident de construire une autre enceinte, extérieure à l’enceinte existante et la doublant sur trois côtés. Les travaux commencent en 1495 et s’achèveront dans la seconde décennie du seizième siècle. C’est bien visible sur le plan ci-dessus, qui est proposé sur un panneau d’explications sur le site. Cette enceinte extérieure était entourée d’un fossé rempli d’eau de mer, de sorte que le château était une île. Ce fossé d’eau de mer était franchi par un pont levis, et ainsi le château pouvait être totalement isolé de la côte en cas d’attaque. Cette situation a perduré jusqu’au vingtième siècle, quand le fossé a été comblé côté terre sous la domination italienne: cet ancien fossé est devenu la célèbre avenue des Palmiers.

 

Cette nouvelle enceinte était adaptée à la guerre moderne. Les soldats n’essayaient plus d’escalader sous les jets de pierres et liquides bouillants lancés entre les créneaux des murailles très hautes, ils bombardaient désormais des murs qui devaient être épais et résistants. La longueur du tunnel d’accès au château, sur ma première photo, permet d’apprécier l’épaisseur de cette muraille. En outre, les tours et bastions étaient munis d’embrasures très étroites adaptées aux canons.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

L’accès au château, aujourd’hui comme du temps des Chevaliers, se fait par l’entrée que j’ai indiquée par une flèche noire sur le côté gauche du plan. Après avoir franchi le tunnel de ma toute première photo, qui passe sous la muraille extérieure, celle du seizième siècle, on se trouve face à un très large fossé qui sépare les deux murailles. C’était un fossé sec, qui n’a jamais été destiné à être mis en eau. On le franchit par un plan incliné visible sur ma première photo ci-dessus, mais surtout sur la seconde. Ce plan incliné a été construit comme un pont, car autrefois le fossé était beaucoup plus profond qu’aujourd’hui. Le sol, monté jusqu’au niveau du tablier, ne permet plus de voir que c’était un pont, et pourtant la construction n’a pas changé. On remarque qu’un escalier permet de descendre dans le fossé, mais il n’existait pas à l’époque, il est là surtout pour la visite des touristes, et aussi pour faciliter l’entretien du fossé.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Si, au débouché du tunnel de l’entrée, on se tourne vers la droite (c’est-à-dire vers le bas du plan), on voit derrière toutes ces colonnes renversées, un bâtiment carré, suivi, tout à gauche de ma photo, de l’ébauche d’une grosse tour ronde. Ou plutôt semi-circulaire. Cette tour faisait partie de la première enceinte, et l’enceinte extérieure est venue se greffer sur elle. J’ai dit tout à l’heure que la nouvelle enceinte doublait l’ancienne sur trois côtés: nous sommes ici sur le côté qui n’est pas doublé. On comprend tout cela en examinant le plan.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

En regardant encore plus à droite, on voit la face interne de cette muraille extérieure. Et pour être utilitaires, les constructions n’en sont pas moins belles. Témoin cette arche légère sur le fossé. Vu son aspect, je suppose que cet escalier qui donne accès au chemin de ronde devait exister, mais je n’ai pas trouvé d’explication à son sujet.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Et maintenant, nous allons entrer dans le kastro proprement dit, c’est-à-dire celui qui est enclos dans l’enceinte intérieure. On franchit l’enceinte intérieure par ce passage de mes photos. Et j’ai déjà publié la seconde de ces photos dans mon article Cos 02, le port antique et l’agora, quand j’ai parlé de la basilique du port, datant du cinquième siècle ou du début du sixième, cette basilique qu’un premier séisme en 469, puis un second en 554 avaient complètement détruite et qui n’était plus que ruines quand les Chevaliers sont arrivés à Cos, et ils ont prélevé là beaucoup de matériaux de construction, entre autres dix des colonnes de granit qui séparaient les trois nefs de la basilique. Non pas pour les réutiliser comme colonnes, mais pour en faire le plafond de ce passage.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Dès que l’on est à l’intérieur, on comprend que les occupants du lieu sentent bien qu’ils peuvent avoir à se défendre. Ici près de l’entrée sont stockés canons et boulets. En examinant les canons et les boulets, je suis totalement incapable de les dater; il me donnent l’impression d’être assez rudimentaires, ce qui les ferait remonter à l’époque des Chevaliers de Saint-Jean, mais c’est en réalité peu vraisemblable, car le château a été occupé par les Ottomans du seizième au vingtième siècle (1525-1912), près de 400 ans, et ils ont dû plus d’une fois renouveler leur armement.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Pour arriver là, on est d’abord passé au pied d’une grosse tour (ma première photo ci-dessus), une projection semi-circulaire du mur, construite en 1454 par les grands maîtres Jean de Lastic, mort en cette même année 1454, et Jacques de Milly, son successeur. Et ensuite on a franchi (ma seconde photo) la porte du commandant Edoardo di Carmadino (grand maître de 1471 à 1495), construite en 1478.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Dans la cour du premier kastro, on est frappé par cette très massive tour intérieure rectangulaire. Elle date des premiers temps de la construction, au début du quinzième siècle.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Ici à l’intérieur du premier kastro, je vais suivre l’ordre chronologique des constructions, lorsqu’il est indiqué. Par exemple, sur cette tour dite Tour française, on voit un triple blason. En haut, ces fleurs de lys sous une couronne royale sont, évidemment, les armes du royaume de France. L’Ordre des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, installé à Rhodes et à Cos, est un ordre international, et comme la France est “la fille aînée de l’Église”, et qu’elle a pris une part prépondérante dans les Croisades et dans la conquête de Jérusalem, on ne peut s’étonner que nombre de grands maîtres de l’Ordre aient été des Français. Mais il n’est pas expliqué à quel grand maître est due cette tour, pour qu’elle soit nommée “française” et porte les armes du roi de France.

 

Au-dessous, à gauche cette croix est celle de l’Ordre, et à droite ce blason est celui d’Adimar Dupuy. Ce n’est pas un grand maître, mais un commandant de la place de Cos, représentant du grand maître qui réside à Rhodes. Lui sera commandant de Cos de 1464 à 1466. Ses armes sur cette tour la font dater d’après 1465.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Cette puissante tour rectangulaire est due au grand maître Pierre d’Aubusson, qui a dirigé l’Ordre de 1476 à 1503. C’est, comme l’indique son nom, un Français. Il est originaire de la Creuse et, surnommé “le bouclier de la chrétienté”, sera fait cardinal. Le bâtiment que l’on voit et qu’il a construit lui est donc contemporain, et en outre il est dit qu’il est postérieur à 1489: ce qui permet d’ajouter cette précision, c’est que c’est en cette année-là qu’il est devenu cardinal, et désormais ses armes sont surmontées du chapeau de cardinal. C’est dans le décor sculpté de ma seconde photo ci-dessus que se trouve ce blason surmonté d’un chapeau. La pierre en est très usée, c’est peu visible, mais cela a suffi aux spécialistes pour déclarer que la construction est postérieure à 1489.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Dans un autre endroit, j’ai pris en photo un bon nombre de blasons sculptés dans la pierre, et après avoir cherché sur Internet comment était celui de Pierre d’Aubusson, car je voulais comparer à celui qui est sur le bâtiment et que je “lisais” très mal, je me rends compte que je l’ai photographié: c’est celui de ma photo ci-dessus. “Dans un autre endroit”, ai-je dit, et en effet ce blason n’était pas sur cette tour rectangulaire qui est postérieure à 1489, car, dépourvu du chapeau de cardinal, il est antérieur à 1489.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Ici, la plaque fixée sur le bâtiment se contente de dire “Tour nord-est, 1506”. Pas de nom du constructeur. En consultant la liste des grands maîtres, je vois qu’à la mort de Pierre d’Aubusson en 1503, son successeur est Aymeri d’Amboise, de 1503 à 1512. Donc en 1506. Alors pourquoi le nom du grand maître, ou du commandant local de Cos est-il donné ailleurs, et pas ici? Mystère…

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Encore un peu plus tard, en 1514… non, ce n’est pas le successeur d’Aymeri d’Amboise, mort en 1512, le constructeur de ce bastion. Parce que son successeur, Guy de Blanchefort, va mourir dès novembre 1513… et ce n’est qu’après lui que vient Fabrizio del Carretto, grand maître des Chevaliers hospitaliers de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem (1513-1521) qui, presque dès sa nomination, va faire renforcer les fortifications au moyen de ce bastion qui est “extrêmement fort”, dit le panneau, et ce sera, dans l’ordre chronologique, le dernier élément défensif construit dans ce kastro.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Alors si nous en avons fini avec les fortifications, que reste-t-il à voir? Bien des choses, réparties sur le sol ou contre des murs. D’abord, cette pierre creusée. On ne nous dit pas ce que c’est, mais je crois qu’il n’y a guère de doute: pour que la pierre ait été creusée ainsi de sillons verticaux sur sa face interne, et suffisamment irréguliers pour qu’on ne les prenne pas pour des décorations, c’est la margelle d’un puits creusée par les cordes descendues, mais surtout remontées tirant un lourd seau d’eau. Les milliers de passages ont usé la pierre peu à peu.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Une statue, maintenant. À vrai dire, il y en a très peu. Je suppose que celles qui sont en bon état ont été transférées au musée archéologique, mais celle-ci est acéphale, sans bras, et son vêtement est bien usé. Alors elle est restée sur place, soumise aux intempéries.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

On trouve également des bas-reliefs. Je n’ai pas l’impression qu’ils aient été sculptés pour les Chevaliers de Saint-Jean. En effet, sur le premier je vois un homme étendu sur un lit de banquet antique, une femme assise à ses pieds, derrière sa tête un petit esclave. Il s’agit à l’évidence d’une stèle représentant un banquet funéraire, datant de l’antiquité païenne.

 

Certes, cet homme de ma deuxième photo, ce buste de la troisième, sont moins typiquement des stèles funéraires, mais elles donnent bien l’impression d’être antiques. Alors ou bien, quand ils ont construit leur kastro, les Chevaliers ont trouvé ici un cimetière antique et les pierres en sont restées sur place, ou bien ils ont trouvé ces pierres ailleurs et les ont apportées ici en tant que matériaux de construction, et elles n’ont pas été utilisées, ou puisque nous avons vu quelques murs en mauvais état elles y étaient incluses et sont tombées au sol quand les murs ont été ruinés.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

De même ce bucrane sculpté sur un fût de colonne, ou cette fleur décorative sur cette pierre, n’ont apparemment pas été l’œuvre des Chevaliers, dont on a pu constater que la seule ornementation de leurs bâtiments, du moins pour les extérieurs, consistaient en blasons des grands maîtres.

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

Et enfin, puisque je viens de les évoquer, des blasons. On en trouve partout sur les murs des différents bâtiments, comme les signatures de ceux qui les ont fait construire. Et puis d’autres sont au sol, ramassés par les archéologues et posés au bas des murs. Et ceux-là n’ont pas de plaque pour dire à qui ils appartiennent. Alors je suis allé voir sur Wikipédia, un par un, tous les grands maîtres de l’Ordre, depuis leur arrivée à Rhodes et à Cos, et jusqu’à leur départ forcé pour Malte. Pour chacun, il y a une gravure, avec son blason en-dessous. C’est ainsi que j’ai pu identifier ci-dessus, en double exemplaire, le blason de Fabrizio del Carretto (nous l’avons vu au sujet du dernier bastion: 1513-1521).

Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014
Cos 05, le kastro de Neratzia. Dimanche 7 septembre 2014

En revanche, pour le blason des deux premières photos ci-dessus, les lys de France et des boulets de canon, avec ou sans ce lion qui y met la patte, il n’appartient à aucun d’entre eux. Non plus que le blason représentant deux tours fortifiées de ma troisième photo. Mais nous avons vu que le grand maître, qui résidait à Rhodes, avait toujours un délégué à Cos, et le hasard des constructions nous a fait voir tout à l’heure le blason d’Adimar Dupuy, qui était délégué du grand maître, mais pas grand maître. J’ai trouvé, sur Wikipédia en langue catalane, la liste complète des délégués responsables du kastro de Cos avec  leurs dates de fonction, à l’exception de quelques-uns pour lesquels il est dit “desconegut”, ce qui signifie “inconnu”. Reste à leur trouver leurs blasons, à ceux-là. Du fait que le premier blason porte les lys de France, je peux me contenter de chercher pour ceux qui ont un nom français, mais français ou pas, je n’ai trouvé les blasons de presque aucun, et les très-très peu nombreux que j’ai trouvés ne correspondent pas. Dommage, je conclus cet article sur un énorme point d’interrogation.

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20 septembre 2017 3 20 /09 /septembre /2017 23:55

Le site archéologique du port et de son agora d’une part, la site archéologique de l’ouest de la ville d’autre part, sont les deux plus grands non pas de l’île (le plus grand est l’Asklepieion), mais de la ville de Cos. Je leur ai consacré un article à chacun. Mais ces sites, dans l’antiquité, n’étaient pas séparés et individuels, ils formaient un tout. Ce tout a été détruit par bien des séismes au cours des siècles, reconstruit sur les ruines, détruit encore et reconstruit, jusqu’à ce qu’à la suite du séisme de 1933 les autorités décident de déblayer le tout, et découvrent en-dessous les restes de la Cos hellénistique, puis romaine impériale, puis byzantine. Mais là où en 1933 tout n’avait pas été abattu, on n’a pas rasé les bâtiments pour procéder à des fouilles, il y avait assez à fouiller ailleurs, et puis le coût des expropriations ajouté au coût faramineux du désastre aurait été trop élevé. Ce qui fait qu’au gré des travaux aujourd’hui on continue à découvrir des ruines intéressantes. D’autres sites sont connus depuis plus longtemps, mais ils sont excentrés et quelque peu isolés, comme l’odéon. Je vais consacrer mon article d’aujourd’hui à ces autres sites de la ville de Cos dont je n’ai pas encore parlé.

Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014

L’extrémité sud de l’agora est le premier site. Cette agora était l’une des plus grandes du monde antique, avec une extrémité dans le quartier du port et l’autre extrémité trois cent cinquante mètres plus loin. Le panneau explicatif posé sur le site dit que sa construction a commencé à la fin du quatrième siècle avant Jésus-Christ. Comme la ville a été fondée en 366, on peut considérer qu’elle est presque contemporaine de la fondation, même si les travaux se sont poursuivis au troisième siècle. Et puis voilà qu’au deuxième siècle avant Jésus-Christ, on s’est mis en tête d’élaborer et de mettre en œuvre un grand plan d’urbanisme, et l’agora a été repensée et reconstruite presque complètement, et notamment elle a été agrandie et ornée de nombreuses colonnes de marbre blanc.

 

Presque immédiatement après le tremblement de terre de 142 après Jésus-Christ qui a causé d’énormes dommages à l’agora, les habitants se sont mis à reconstruire activement. Le terrain n’étant pas plat, entre la partie haute du centre et la partie basse du port, ils ont édifié en marbre d’Asie Mineure un gigantesque vestibule (propylon) avec un escalier monumental. Au centre du propylon, un hall rectangulaire évoquant un temple avec des colonnes de style corinthien était disposé comme un nymphée (sanctuaire des nymphes). Parce que l’empereur Antonin le Pieux, qui a régné de 137 à 161 (le successeur d’Hadrien), a envoyé des subsides pour aider à remettre l’île en marche après le séisme, on suppose que pour l’en remercier ce hall a peut-être été dédié à son culte. Cette superbe agora a été définitivement détruite par un autre séisme, on ne sait lequel: soit 469, soit 554.

 

Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014

Ne quittons pas ce secteur, nous trouvons le temple de Dionysos, qui date du troisième siècle avant Jésus-Christ. La ville de Pergame, en Asie Mineure, était l’alliée de Cos, et les spécialistes pensent (j’ignore sur quels critères ils s’appuient pour cela) que c’est le roi de Pergame qui l’a fait construire. Quand survient le séisme de 142 avant Jésus-Christ, le temple s’effondre. On va dès lors s’atteler à la tâche de le reconstruire. Plus tard, Cos est christianisée, et le temple est délaissé pendant la période byzantine. Quand les Chevaliers de Saint-Jean prennent possession de l’île et construisent leur château de Nerantzia, ils piochent bien des éléments dans ce temple déserté.

Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014

Ce qui, dans le temple, a le mieux résisté aux injures du temps, à la fureur des séismes, à la réutilisation pour d’autres constructions, c’est l’autel du temple, construit au deuxième siècle avant Jésus-Christ.. C’est lui que nous voyons sur ma photo ci-dessus. Le petit rectangle blanc que nous voyons au milieu n’est autre que la plaque de marbre gravée informant que c’est l’autel du deuxième siècle…

Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014

Ce que montrent ces photos se trouve également dans l’enceinte du temple de Dionysos. Des tuyauteries ont été mises au jour, et cette cuve semble bien avoir été destinée à recevoir de l’eau, le trou rond que l’on voit au bas de sa paroi a l’air d’être le débouché d’un tuyau. Mais à quoi servait ce bassin, cela je ne saurais le dire.

Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014

Avant de quitter ce temple, notons encore que l’on a rangé ici les tronçons de fûts de colonnes qui ont été dégagés. Peut-être, si les emplacements des bases ont pu être localisés, décidera-t-on de remonter quelques-unes de ces colonnes? Si je dis cela, c’est parce que ces éléments sont en bon état et pourraient aisément être empilés, je crois, et que les deux colonnes de l’agora que j’ai montrées au début du présent article comportent, elles, de grands morceaux manquants, suppléés par du ciment.

Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014

L’agora, le temple de Dionysos, sont dans la zone centrale de la ville. Tout comme cette villa romaine de mes photos, que les Grecs appellent du nom italien donné par les archéologues qui y ont travaillé après le séisme de 1933, Casa Romana, transcrit dans leur alphabet Κάζα Ρομάνα. Le propriétaire a choisi un excellent emplacement en bordure du decumanus maximus qui est l’artère principale, tout près des bains centraux et à faible distance de l’agora. La maison a été construite sur les fondations de plusieurs bâtiments hellénistiques et c’est probablement après le tremblement de terre de 142 avant Jésus-Christ que celle dont nous voyons aujourd’hui les ruines a été construite, occupant à elle seule une insula (pâté de maisons) complète. Remodelée, complétée, rénovée au troisième siècle après Jésus-Christ, elle comportait trente-sept pièces sur deux mille trois cents mètres carrés. Puisque, dans cette île, tout est dramatiquement rythmé par les tremblements de terre, c’est celui de l’an 465 après Jésus-Christ qui a mis un terme à la vie de cette très luxueuse résidence.

 

Les Italiens, de 1938 à 1940, ont cru bon de reconstituer une grande partie de cette maison, avec une structure en béton. Pour qui n’a aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler une maison romaine, cela peut s’avérer instructif et intéressant, mais si l’on a un peu pioché le sujet, si l’on a vu des maisons romaines à Pompéi, par exemple, ou à Herculanum, je crains que ce ne soit un peu Disneyland. Peut-être avons-nous eu tort, mais nous avons décidé de zapper cette visite. Et ce n’est pas par avarice, l’entrée est de seulement trois Euros, et les plus de soixante ans –dont je suis (largement, hélas!)– bénéficient du tarif réduit. C’est pourquoi je ne présente ici que les ruines au sol, et non le bâtiment flambant neuf (enfin, neuf… des années 1930, quand même. Il a servi d’hôpital militaire pendant la Seconde Guerre Mondiale).

Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014

Voilà pour les fouilles de la zone du centre. Au sud de la ville et du site archéologique de l’ouest, il reste à voir le joli petit odéon romain, c’est-à-dire le théâtre consacré aux concerts de musique et récitals de poésie, dont les Grecs étaient friands, beaucoup plus que des amphithéâtres prisés des Romains. Il servait aussi de lieu de réunion pour les délibérations de la γερουσία (guérousia), l’assemblée locale. Odéon romain signifie d’époque romaine, mais pas du tout qu’il était réservé aux spectateurs venus de Rome, aux “Romains de souche”, selon une expression prisée de nos jours. Cette photo est noire de monde (noire de monde, j’exagère peut-être un peu, mais il y a trop de public à mon goût), il nous a fallu revenir à un autre moment pour trouver l’odéon un peu déserté.

Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014

Tant sur le panneau du site que sur Internet (mais Internet se contente peut-être de le copier), je vois que l’odéon a été construit au deuxième siècle de notre ère, et qu’il a été détruit par le séisme de 142. Si c’est vrai, il faut préciser que c’est au début de ce deuxième siècle qu’on l’a construit, et qu’il a subi presque immédiatement de très gros dommages. En particulier, reposant sur des murs et, entre eux, sur des piliers, un toit recouvrant les gradins s’est effondré quand la terre a tremblé. Comme je l’ai dit tout à l’heure, l’empereur Antonin le Pieux a aidé à la remise en état de l’île après ce séisme, et c’est grâce à cet argent que l’odéon a été réparé. Cet odéon, on n’a pas eu besoin de fouiller les décombres du séisme de 1933 pour le découvrir, car les époques byzantine et ottomane ne l’avaient pas recouvert de nouveaux bâtiments, et les travaux de restauration avaient commencé dès 1929. En 1999, on a, paraît-il, rétabli neuf des quatorze rangées de sièges su premier niveau.

 

En effet, la capacité de cet odéon mesurant trente-et-un mètres quatre-vingt-dix sur vingt-neuf mètres quatre-vingt-dix était de sept cent cinquante places, sur quatorze niveaux de gradins jusqu’à un couloir, et encore cinq niveaux au-dessus du couloir. Là encore, c’est ce que je lis, mais je ne comprends pas. Sur ma seconde photo ci-dessus, on voit nettement les neuf niveaux de gradins restaurés en marbre, puis le couloir et les cinq autres niveaux de moins belle qualité, en maçonnerie de pierres de granit, pour les places à meilleur marché. Très bien. Mais si, entre la scène et les cinq rangs supérieurs, on ne peut aujourd’hui placer que neuf rangs de gradins inférieurs, comment donc pouvait-on en loger quatorze autrefois? Étaient-ils beaucoup plus étroits et moins hauts? Ou bien le théâtre a-t-il été entièrement refait, y compris les cinq rangs supérieurs ainsi placés juste à la suite des seuls neuf rangs inférieurs? Je crains fort que ce ne soit le cas, ce qui changerait alors complètement la physionomie de l’odéon, reconstruit selon les idées de l’architecte moderne et non pas restauré comme il avait pu être dans l’antiquité.

Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014

Il y avait, à chaque extrémité du demi-cercle des gradins, un escalier permettant l’accès aux sièges et au couloir haut, plus deux escaliers partageant ce demi-cercle et trois zones. Je n’ose pas dire zones de soixante degrés, parce qu’il me semble, à l’œil, que le “demi-cercle” fait, en réalité, légèrement plus que cent quatre-vingts degrés. En revanche, pour les cinq rangs supérieurs dont la fréquentation était plus populaire, pas d’escaliers: puisqu’ils n’étaient pas riches, ils n’avaient qu’à escalader les gradins et, pour accéder à une place au centre, ou bien à mettre le pied entre deux spectateurs déjà assis, ou bien à monter par le côté et à importuner toute la rangée pour gagner leur place au milieu, en écrasant quelques pieds au passage, parce qu’il est bien difficile de circuler sur une marche étroite, qui sert à la fois de siège et, pour la rangée juste au-dessus, de repose-pieds…

Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014

Sous les sièges des spectateurs court un corridor donnant accès à plusieurs petites pièces. Comme on le voit sur mes photos, ces espaces servent aujourd’hui de remise pour du matériel. C’étaient peut-être des loges pour les artistes, musiciens ou poètes, peut-être des ateliers. Ce qui est sûr, c’est que les archéologues y ont trouvé de nombreuses statues, dont une représente Hippocrate. Nous ne les verrons pas, car elles sont enfermées au musée archéologique, qui est en travaux.

 

Loges pour les artistes. Il me faut dire qu’à l’occasion de fêtes quinquennales célébrées en l’honneur d’Asclépios, non seulement au grand sanctuaire de l’Asklepieion, mais dans toute l’île, venaient à Cos de tout le monde grec, de tout l’Empire Romain, d’Europe, d’Afrique ou d’Asie, des artistes musiciens et poètes qui prenaient part à un concours de panégyriques de l’empereur, et puisque ce bâtiment est l’odéon de la capitale il est fort probable que ces concours s’y déroulaient.

Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 04, antiquités diverses en ville. Du 4 au 13 septembre 2014

Avant de partir, il reste à faire un petit tour à l’extérieur de l’odéon. Certes il ne s’y trouve pas de merveilles architecturales ou archéologiques, mais on peut ainsi voir comment il a été construit, avec des murs extérieurs qui le soutiennent, et non pas creusé dans la roche d’une colline, comme c’était souvent le cas des théâtres grecs antiques.

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16 septembre 2017 6 16 /09 /septembre /2017 23:55
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Nous avons vu, dans mon précédent article, le site archéologique est de Cos. Ce même dramatique séisme du 23 avril 1933 qui a abattu toutes les constructions du site est, a abattu celles du site où nous sommes actuellement, à l’ouest. Et, de la même façon, les autorités italiennes ont décidé que l’on ne reconstruirait rien en cet endroit, pour laisser les archéologues mettre au jour les ruines antiques que ces destructions ont laissé apparaître. Le site est ouvert à tous vents, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et trois cent soixante-cinq jours par an, puisqu’il ne comporte aucune clôture.

 

Site ouvert, mais désert, parce qu’il semble n’intéresser personne… Il est vrai qu’en ce début septembre, les vacances sont finies pour le plus grand nombre, mais il fait un temps radieux et les plages sont encore bien garnies de touristes étrangers. Sur ce site désert où nous nous sommes rendus trois fois, un jour il y avait un couple de jeunes touristes allemands (je les ai entendus parler en passant auprès d’eux). Devant des mosaïques de sol que je vais montrer, j’ai déposé mon fourre-tout photo, qui contenait mon passeport, ma carte d’identité, mon permis de conduire, mes cartes de crédit, un porte-monnaie avec vingt Euros, les clés et la carte grise du camping-car, un disque dur de sauvegarde de mes fichiers, et mes deux téléphones, français et grec. Appareil photo en main, j’ai pris mes photos. Et quand j’ai voulu le reprendre, mon fourre-tout avait disparu. Les deux touristes allemands aussi. Au poste de police, dont la cour était encombrée d’hommes jeunes assis ou étendus par terre, on m’a prié de revenir le lendemain, parce que cent quarante-six personnes venaient d’accoster venant de la toute proche Turquie et se disaient réfugiés. Le lendemain je fais ma déclaration, et le surlendemain on nous appelait (sur le téléphone de Natacha, parce que le mien… adieu), pour dire que de braves touristes belges avaient trouvé mon sac dans une poubelle et l’avaient remis à la police. Tout y était, sauf les deux téléphones, le disque dur et les vingt Euros. Et grâce à mes papiers d’identité les policiers ont tout de suite vu qui il leur fallait appeler. Ouf! Mais j’avais fait opposition sur mes cartes de crédit, et il a fallu attendre qu’on m’en expédie de nouvelles. Comme il n’y a pas de camping dans l’île et que nous voyageons en camping-car, nous n’avons pas d’adresse… mais puisque nous avons fréquenté assidument la bibliothèque municipale et que la bibliothécaire est une femme charmante (et compétente, en plus) avec qui nous avions sympathisé, elle a accepté de recevoir ces précieuses enveloppes recommandées. Et nous avons été sauvés! Allez, en avant, voyons un peu cet immense site plein de choses intéressantes.

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

La ville antique, de plan hippodaméen, s’organisait comme les villes romaines autour de deux grands axes se coupant à angle droit, le cardo et le decumanus, et sous ces larges rues bordées de trottoirs courait le système d’évacuation des eaux usées. Les roues des chars, qui à l’époque romaine respectaient un écartement standard de 1,435 mètre (repris par les Anglais pour leurs voies de chemins de fer avec quatre pieds et huit pouces et demi, puis à partir du modèle anglais par presque toute l’Europe, mais ni l’Espagne et le Portugal avec 1,668 mètre, ni la Russie et les pays de l’ex-URSS avec 1,520 mètre), ont creusé dans la pierre de ces rues deux sillons, à force de passer et de repasser. Et il est bien évident que dès lors que ces sillons commencent à se matérialiser, le cocher a tout intérêt à maintenir son char dans l’ornière plutôt que de sauter sur ses rebords, ce qui ne fait que la creuser davantage.

 

Ici je n’ai pas vu de “passage piétons”, mais l’écartement standard (pour une voiture, cet écartement s’appelle la voie) se justifie par ces passages: le trottoir étant souvent haut, des pierres à son niveau traversaient la rue, permettant de passer de l’une à l’autre sans avoir à descendre, sans avoir non plus, quand en hiver il y avait de la gadoue, à patauger dans la boue. Mais ce système exigeait que tous les véhicules puissent passer leurs roues entre deux pierres, d’où la standardisation de la mesure.

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Nous avons vu, sur le site est, une basilique paléochrétienne. Ici il y en avait une autre, construite sur l’emplacement des bains romains, lesquels avaient probablement été abattus par le tremblement de terre de l’an 469. Mais cette basilique, avec son baptistère, a subsisté fort peu de temps, parce qu’elle a été détruite à son tour, semble-t-il, par le tremblement de terre de 554. On en voit peu de chose aujourd’hui, parce que les Chevaliers de Saint-Jean ont transporté la chaire de marbre dans leur château, et les Italiens qui ont procédé aux fouilles dans les années 1930 ont transféré beaucoup de mosaïques dans le palais des Grands Maîtres de l’Ordre, à Rhodes. Puisqu’après Cos et Nisyros nous avons l’intention de visiter Rhodes, peut-être les y verrons-nous (les mosaïques, pas les Grands Maîtres!!!).

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Et puisque je viens de montrer la basilique bâtie sur l’emplacement des thermes romains, voyons un peu ces thermes. Cette grande arche, on la revoit sur la plupart des dépliants touristiques, des guides, des sites Internet. Et il est vrai qu’elle est impressionnante. C’était la voûte d’une grande salle pavée de mosaïques.

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Ci-dessus, quelques images de sols des thermes romains. On constate qu’il y avait des sols carrelés, mais aussi de grandes mosaïques de composition très précieuse, tant par la finesse des couleurs que par la recherche et l’esthétique variée et complexe des dessins. À l’évidence, la population de Cos était aisée, car les thermes étaient ouverts à tous, et ce n’est pas pour une toute petite minorité de riches que ce luxe aurait été déployé.

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Le bâtiment est plus beau vu de l’intérieur, car vu de l’extérieur il semble presque être une forteresse massive, quoique l’on remarque cette belle et grande porte. Et puis il comportait des souterrains dont l’usage, sur le site, n’est pas expliqué, mais tout le domaine technique était en sous-sol, et par ailleurs ces couloirs pouvaient aussi être des circulations d’un lieu à un autre, vestiaires, tepidarium, frigidarium, etc. Faute d’explications, je serais bien incapable de dire quelle était la fonction de ce que l’on voit sur ma troisième photo ci-dessus…

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Si l’on avait des doutes sur l’usage de ce lieu, on serait vite informé en voyant toutes ces tuyauteries, canaux et autres installations qui montrent que l’on n’est pas dans un lieu sec. Et sachant que le poète grec Théocrite a écrit, dans la première moitié du troisième siècle avant Jésus-Christ, des Idylles, et qu’il a séjourné à Cos vers 273 avant de se rendre à la cour de Ptolémée, en Égypte, je me saisis de mon édition de ce poète et je lis, dans l’Idylle VII intitulée Thalysies, vers 3 à 9:

 

Τᾷ Δηοῖ γὰρ ἔτευχε Θαλύσια καὶ Φρασίδαμος

κ ἀντιγένης, δύο τέκνα Λυκωπέος, εἴ τί περ ἐσθλόν

χαῶν τῶν ἐπάνωθεν ἀπὸ Κλυτίας τε καὶ αὐτῶ

Χάλκωνος, Βούριναν ὃς ἐκ ποδὸς ἄνυε κράναν

εὖ ἐνερεισάμενος πέτρᾳ γόνυ· ταὶ δὲ παρ’ αὐτάν

αἴγειροι πτελέαι τε εὔσκιον ἄλσος ὕφαινον

χλωροῖσιν πετάλοισι κατηρεφέες  κομόωσαι.

 

Mon texte est en collection Guillaume Budé bilingue. Je ne vais pas me fatiguer à traduire! Je recopie la traduction Legrand: “On célébrait les Thalysies en l’honneur de Déo [=Déméter] chez Phrasidamos et Antigénès, les deux fils de Lycopeus, ce qu’il y a de mieux parmi les nobles de vieille race, descendants de Clytie [femme d’Eurypylos, le roi de Cos à l’époque où Héraklès s’y est rendu, et mère de Chalcon: cf. mon article Cos 01, promenades dans la capitale de l’île] et de Chalcon en personne, qui faisait jaillir sous son pied la source Bourina en pressant fortement le rocher du genou; et les peupliers et les ormes, au bord de la fontaine, tissaient un ombreux bocage, couverts comme d’une chevelure de vertes feuilles formant voûte”.

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Une note de mon édition précise que cette source Bourina se trouve à une heure de distance de la ville de Cos, vers le sud-ouest. Une heure… à pied, comme Théocrite? Ou peut-être à cheval? Ou bien en voiture, de nos jours? Cette indication est imprécise. J’ai donc consulté ma carte, le l’ai scannée, j’ai entouré d’un ovale rouge le nom actuel orthographié avec deux N et une initiale qui se prononce aujourd’hui comme un V. D’après la carte, cela doit faire 7 ou 8 kilomètres. Donc, une heure en courant, ou à vélo.

 

Mais, au fait, pourquoi cet intérêt pour ce texte de Théocrite et pour la localisation de cette source? Eh bien c’est parce que j’étais en train de parler des thermes, et cet établissement était alimenté en eau par la source Bourina, au moyen de longues canalisations. Et c’était aussi l’occasion d’une description du riant paysage de l’île, à cette époque et à cet endroit.

 

Car à la différence des îles que nous avons vues précédemment, Cos n’est pas nue et aride. En témoigne Sonnini dans son Voyage en Grèce et en Turquie fait par ordre de Louis XVI, qu’il a effectué en 1778-1779: “Le commerce tirait, l’avant-dernier siècle, de l’île de Stancho [=Cos], une assez bonne quantité de soie; mais, depuis quelques années, il n’y en trouve plus. Le climat est néanmoins très favorable à la culture des mûriers et du ver à soie qui s’en nourrit. Aristote attribue l’invention de dévider les coques du ver à soie et d’en faire des étoffes à Pamphila, fille de Latoüs, habitant de l’île de Cos; et Pline, qui fait le même récit, ajoute avec le ton de l’ironie et de l’indignation, que certes cette fille ne doit pas être privée de l’honneur qu’elle a acquis en trouvant le moyen d’habiller les femmes comme si elles étaient nues”.

 

Allons donc voir Comment en parle Pline l’Ancien. C’est aux chapitres 26 et 27 du livre XI de l’Histoire Naturelle: “Telas araneorum modo texunt ad uestem luxumque feminarum, quæ bombycina appellatur. Prima eas redordiri, rursusque texere inuenit in Ceo mulier Pamphila, Latoi filia, non fraudanda gloria excogitatæ rationis, ut denudet feminas uestis. […] Non puduit has uestes usurpare etiam viros, levitatem propter æstiuam. In tantum a lorica gerenda discessere mores, ut oneri sit etiam uestis. Assyria tamen bombyce adhuc feminis cedimus”.

 

Et je traduis (j’ai été paresseux pour Théocrite, il faut bien que je dérouille mes méninges en traduisant moi-même): “[Ces insectes] tissent, à la façon des araignées, des toiles pour le vêtement et la coquetterie des femmes, qu’on appelle bombycine. La première qui a trouvé comment les dévider et en faire un tissu est Pamphila, une femme de Ceos [=Cos], fille de Latoos; il ne faut pas lui voler la gloire de sa judicieuse imagination, à savoir un tissu qui met les femmes à nu. […] Même les hommes n’ont pas eu honte de faire usage de ces tissus en raison de leur légèreté pour l’été. Les mœurs se sont tellement éloignées du port de la cuirasse, que même le tissu est trop lourd. Jusqu’à présent cependant, nous abandonnons aux femmes le bombyx assyrien”. Hé oui, mon brave, les mœurs se dégradent. De mon temps les jeunes (etc., etc.)…

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Tout cela m’a éloigné de mon sujet. J’en étais à l’établissement de bains. Les soins du corps, c’est aussi à la palestre. À proximité des thermes (on aperçoit sur ma première photo cette grande arche), cette ligne de colonnes est ce qu’il en reste. Et c’est déjà beaucoup, car ces constructions sont encore impressionnantes. Dans les cathédrales chrétiennes, il y a quelquefois des sculptures toutes petites, haut, très haut, que l’œil a beaucoup de mal à apprécier. En général, on estime que l’artiste ne se souciait pas tant que son œuvre soit vue des hommes, qu’appréciée de Dieu. Ce n’est certes pas la même intention qui a inspiré la sculpture de ces toutes petites têtes de lions, tout en haut de ces entablements. Pourquoi, alors? Sans doute par pur amour de la beauté, même si on ne la voit pas, ou si peu…

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

De l’autre côté du site, se dresse ce curieux bâtiment dont deux des trois arches sont aveugles. La troisième est fermée par une barrière en bois qui en interdit l’accès. Mais sur le côté une fenêtre permet de glisser un œil indiscret (et un objectif tout aussi indiscret) à l’intérieur, et de découvrir une cour autour de laquelle court un élégant péristyle. Et il y a également un bassin. Cette présence d’eau dans un bâtiment au luxe discret et raffiné a amené tout naturellement les archéologues à y voir un nymphée, c’est-à-dire un sanctuaire des nymphes, ces divinités féminines de la nature, parmi lesquelles les nymphes des sources et des étangs sont les naïades. Et puis récemment cette interprétation a été remise en cause. Je ne sais pas exactement quelle découverte en ce lieu a permis aux archéologues de déterminer que, finalement, ce bâtiment était très loin d’abriter de gracieuses divinités, car c’était un établissement de latrines publiques. Et voilà, le charme est rompu.

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Voyons maintenant des mosaïques de sol trouvées dans de luxueuses habitations de ce secteur. Certaines étaient visibles avant le séisme de 1933, et les Turcs les ont transportées à Constantinople, aujourd’hui Istanbul, elles sont dans le musée archéologique de cette ville. Les Italiens en ont prélevé d’autres, mais comme ils n’imaginaient pas perdre les îles du Dodécanèse ils ne les ont pas emportées à Rome, ils les ont exposées dans le palais des Grands Maîtres de l’Ordre de Saint-Jean, à Rhodes. Il en reste cependant ici, à Cos. Et notamment dans deux endroits opposés de ce vaste site. Commençons par le côté de l’entrée avenue Grégoire V (Γρηγορίου Ε΄). Par la porte de ma photo, nous pénétrons dans l’enceinte de la villa.

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Ci-dessus, quelques-unes des mosaïques de sol de cette villa. Sur la première photo, ce sont des gladiateurs, je ne pense pas que ce soient des soldats en train de se battre à la guerre, car ils sont nommés, Aigialos, Zephyros et Hylas. Ils sont sans doute célèbres. Lors de notre visite de Pompéi, dans l’amphithéâtre, j’écrivais (mon article Pompéi. Samedi 24 et dimanche 25 avril 2010): “Les combats soulevaient les passions et entraînaient aussi des bagarres, un peu comme de nos jours avec les hooligans. En 59 de notre ère, une rencontre avait lieu entre l’équipe de Pompéi et celle de Nocera. […] Dans le feu de l’action, les supporters des deux équipes en sont venus aux mains. Bagarre rangée, au terme de laquelle il y a eu des morts et des blessés”. En outre, cette bagarre est représentée sur une fresque qui a été transférée du site de Pompéi au musée archéologique de Naples, et on peut la voir sur mon blog, dans l’article Le musée archéologique de Naples. Mercredi 28 avril 2010. C’est dire les passions déchaînées par les gladiateurs.

 

Et puis je me souviens d’avoir traduit, il y a bien longtemps (j’étais en licence!) une satire de Juvénal disant combien les gladiateurs pouvaient susciter des passions. Amoureuses, celles-là. Les violences entre supporters, c’est le fait des hommes, comme aujourd’hui dans les matchs de football. Mais les femmes étaient tout émues par la virilité supposée des combattants. Alors j’ai pris mon Juvénal et, ne me rappelant plus le numéro de la satire que je recherchais, je les ai relues en commençant par la première. Et à la sixième, je tenais mon texte. Ici encore, à l’intention de ceux de mes lecteurs qui lisent le latin, je commence par le texte original, puis je le traduirai.

 

“Nupta senatori comitata est Eppia ludum

ad Pharon et Nilum famosaque moenia Lagi […].

Immemor illa domus et coniugis atque sororis

nil patriæ indulsit, plorantesque improba natos […].

Si iubeat coniunx, durum est conscendere navem,

tunc sentina grauis, tunc summus uertitur aer :

quæ moechum sequitur, stomacho ualet. Illa maritum

convomit, hæc inter nautas et prandet et errat

per puppem et duros gaudet tractare rudentis.

Qua tamen exarsit forma, qua capta iuuenta

Eppia ? […] Nam Sergiolus iam radere guttur

coeperat et secto requiem sperare lacerto ;

praeterea multa in facie deformia, sicut

attritus galea mediisque in naribus ingens

gibbus et acre malum semper stillantis ocelli.

Sed gladiator erat !”

 

C’est un vrai plaisir pour moi de me replonger dans la traduction de ce passage: “Mariée à un Sénateur, Eppia a accompagné une école de gladiateurs jusqu’à Pharos, jusqu’au Nil, jusqu’aux remparts infâmes de Lagus [ville d’Égypte connue pour les mauvaises fréquentations] […]. Elle, elle n’a plus rien à faire de sa patrie, ayant oublié sa maison, son mari, sa sœur, et aussi, la sale fille, ses rejetons en pleurs. […] Si le mari l’ordonne, il est pénible de monter à bord d’un bateau, car alors la sentine est nauséabonde, car alors la tête vous tourne: mais celle qui suit son séducteur, son estomac va bien. L’autre vomit sur son mari, celle-ci déjeune avec les matelots, se balade sur la poupe, s’amuse à tirer sur la rugosité d’un cordage. Mais alors, pour quelle beauté Eppia brûle-t-elle, par quelle jeunesse a-t-elle été accrochée? Eh bien Sergiolus avait déjà commencé à se raser la gorge et, avec son bras tailladé, à aspirer à la retraite; en outre, tout un tas de laideurs sur le visage, et une énorme bosse au milieu du nez comme s’il avait été déformé par son casque, et un liquide âcre s’écoulant sans cesse de son œil suintant. Mais il était gladiateur!” (Juvénal, Satire VI, vers 82-110).

 

Quand on dit “villa romaine”, ici dans ces îles grecques, il faut comprendre “villa d’époque romaine”. La majorité de la population était grecque, mais il y avait aussi des Romains, et comme les Grecs n’ont jamais été passionnés par les jeux du cirque (ils préféraient les jeux sportifs, le théâtre, les concerts, et d’ailleurs ils construisaient des théâtres et des odéons, ce sont les Romains qui construisaient des amphithéâtres) on peut supposer que cette maison était habités par des Romains.

 

J’ai très –trop?– longtemps parlé de cette mosaïque de gladiateurs. La seconde, je n’en dirai pas grand-chose, parce que je ne sais pas trop ce qu’elle représente. Est-ce un cavalier? Je crois que ce que l’on voit sur la tête de sa monture et qui ressemble à des cornes de bovin, ce sont les oreilles du cheval. Et que fait-il, dans cette curieuse position?

 

Quant à la scène de chasse de la troisième photo, c’est celle que je préfère. Position réaliste du chasseur, sanglier déjà blessé dont le sang dégouline au sol mais qui est prêt à se défendre… Certes je préfère les scènes moins violentes, moins cruelles, mais cette mosaïque est très belle.

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Changeons de secteur. Nous sommes maintenant du côté de l’église Agios Panteleimonas (Saint-Pantaléon). C’est en photographiant ces mosaïques que je me suis fait voler mon sac photo!!! Autre villa, autre propriétaire. Je ne sais ce que font ces deux hommes de la mosaïque, mais nous allons voir tout de suite une foule de scènes d’amphithéâtre, je peux donc supposer, d’une part que la maison appartient à un Romain, et d’autre part que ces hommes s’apprêtent à se battre.

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Les voilà, ces scènes d’amphithéâtre. Ici, ce ne sont pas des combats de gladiateurs entre eux, mais des combats d’hommes contre des animaux. Sur la première de mes photos ci-dessus, cet homme va affronter à mains nues un fauve qui bondit vers lui.

 

Sur la photo suivante, j’ai du mal à interpréter ce qui se passe. Je vois bien qu’un homme avec une pique va s’attaquer à un fauve (un ours?), mais ce fauve semble sortir d’une cage. Ce n’est pas possible, parce qu’on ne peut concevoir que le gladiateur tue l’animal encore dans sa cage, sans combat, sans spectacle, et finalement sans grand risque. Car le public est avide de sang et d’émotions, et les organisateurs, eux, qui ont fait capturer et amener des fauves à prix d’or, veulent que le spectacle dure. Cet animal ne sort donc pas de sa cage. Mais d’où, alors?

 

La troisième scène pourrait être une scène de chasse, mais elle se trouve parmi les scènes d’amphithéâtre. Je peux donc supposer que cet homme tue un sanglier qui a été lâché dans l’amphithéâtre. Il y a bien combat, car il semble que pour toute arme il ait un coutelas. Il est donc obligé de combattre de tout près, ce qui ne serait pas le cas s’il disposait d’une pique ou d’une lance, ou même d’un glaive.

 

Sur ma quatrième photo, les choses se gâtent. Comme on s’en doute, les animaux sont certes toujours vaincus, mais pas toujours par leur premier adversaire. Ce sont parfois les hommes qui sont blessés, voire tués. Je ne parle pas de ceux qui sont volontairement sacrifiés, comme les criminels, les esclaves fugitifs (comme Androclès), ou parfois les martyrs chrétiens (comme sainte Blandine de Lyon), qui doivent réjouir le public en se faisant dévorer vivants et qui, sans armes, ne peuvent rien faire que, sous les huées et les lazzi, essayer de courir pour tenter d’échapper au fauve, ce qui est bien sûr sans espoir, et absolument désopilant pour ce cruel public. Nous voyons ici un homme projeté en l’air par un fauve qui se lance contre un autre homme dont la dégradation de la mosaïque ne laisse pas voir s’il dispose d’une arme.

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Ici encore, les hommes sont en difficulté. L’un des gladiateurs est tombé à terre et, sans doute blessé, ne peut se relever en voyant le taureau, dont le dos laisse couler un flot de sang, venir vers lui. Son camarade arrive en courant à son secours, sans rien dans la main droite, et une courte dague dans la main gauche. Il va lui falloir bien de l’habileté pour frapper de si près le taureau sans se faire encorner, et cette arme peut difficilement neutraliser définitivement l’animal qui va continuer à lutter. Et bien que je n’aime pas la cruauté de ces scènes, je dois reconnaître que celle-ci est très belle, rendant à la perfection les mouvements et les sentiments des trois protagonistes, tout cela rendu au moyen de tesselles de couleur.

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Lutte, sang, cruauté, blessure, mort, arme, gladiateur, fauve, rire du public… sur ces mosaïques on peut aussi trouver, par hasard, des animaux beaucoup plus pacifiques, à qui l’on ne cherche pas noise et qui ne veulent de mal à personne (si l’on n’est pas une souris!).

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Nous terminerons cette visite du site archéologique de l’ouest avec cette résidence qui a conservé quelques beaux témoignages de son époque. On l’appelle la Maison de l’enlèvement d’Europe, en raison d’une superbe mosaïque de sol que nous n’avons pas vue parce qu’elle n’a pas été maintenue sur le site. Peut-être est-elle au musée archéologique… qui est fermé pour travaux? Cette résidence de 550 mètres carrés, construite sur le bord sud de l’acropole à proximité du decumanus (rue principale) et qui occupait à elle seule la totalité d’une insula (rectangle délimité par quatre rues se coupant à angle droit) a été habitée du troisième siècle avant Jésus-Christ au troisième siècle après, quand un grand glissement de terrain qui a emporté la pente sud de l’acropole l’a détruite. Comme on peut s’en douter, durant ces six siècles elle a subi des transformations, des réparations et des aménagements, et ce que nous voyons aujourd’hui est son dernier état. Lors des fouilles, des statues de marbre ont aussi été mises au jour.

 

En 1936, en dégageant les restes d’une maison turque détruite par le séisme de 1933, on est tombé par hasard sur la mosaïque de l’enlèvement d’Europe par Zeus qui avait pris l’apparence d’un taureau. Les fouilles archéologiques de cette riche villa ont été menées de 1937 à 1940, puis interrompues par la guerre, et reprises plus récemment.

 

Devant ces deux hautes colonnes, il y avait un petit muret avec une abside semi-circulaire, dont je crois qu’il était une partie de la clôture de la propriété.

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Il semblerait qu’au moment du drame qui l’a détruite, cette maison ait été en cours de travaux de réfection. En effet, dans la plupart des pièces il n’y a pas de sol, pas de mosaïques. Certes dans beaucoup d’endroits les mosaïques de sol ont été volées dès l’antiquité, mais généralement on trouve trace du mortier qui les a reçues, trace de leur support. Ici, rien. Le sol a donc très probablement été refait, et en attente de la mosaïque décorative qu’il devait recevoir. En revanche, tous les murs de la maison étaient peints, revêtus de fresques. Sur ma photo ci-dessus, ce lieu pourrait être des toilettes.

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

J’ai lu un long article (en anglais) de l’archéologue italien Francesco Sirano, directeur du site d’Herculanum (enseveli avec Pompéi sous les cendres du Vésuve), qui malgré ses titres et sa compétence dit n’avoir pas eu accès à tout ce qu’il voulait voir parce qu’il ne pouvait procéder aux fouilles nécessaires; or il décrit de nombreuses fresques, il voit des bustes de femmes pouvant faire penser à des muses, dont l’une d’entre elles, tenant un diptyque, lui suggère Clio, des danseurs, une pergola de vigne avec des oiseaux perchés dessus, et puis aussi deux couples, etc., etc., mais j’ai eu beau tout observer, je n’ai pas vu tout cela. Il est vrai que je n’avais pas lu l’article avant de visiter les lieux, mais je me demande si, lors de nos trois passages sur le site, tout cela était visible, ou inaccessible parce qu’en cours de fouilles. Une chose est certaine, si la villa couvrait cinq cent cinquante mètres carrés, je n’en ai vu qu’une petite partie. Ces fresques que je montre ici sont fort peu lisibles… On distingue vaguement un personnage sur la droite de ma première photo, un autre sur la gauche de ma seconde photo, et peut-être le corps d’un personnage au milieu de la troisième, mais je ne vois pas bien comment on pourrait interpréter cela comme des scènes précises.

Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014
Cos 03, le site antique ouest. Les 5, 6 et 8 septembre 2014

Je réserve quand même pour la fin ces fresque un petit peu plus lisibles. Ces hommes portent quelque chose sur l’épaule. Un bâton, semble-t-il, pour le premier (et peut-être une silhouette féminine vient-elle au-devant de lui?), et pour l’autre (que je montre ensuite en gros plan), un outil qui ressemble à… une grande clé plate! Je doute qu’à l’époque on ait utilisé ce genre d’outils. D’ailleurs, il semble que Sirano lui-même n’ait pas su l’interpréter, parce qu’il écrit, à propos de ces fresques (je traduis du texte anglais) “deux silhouettes, en vêtement simple, sont en train de porter des objets qui, on peut présumer, les identifient”. S’il dit seulement “des objets”, sans autre précision, et “qui les identifient”, sans dire à quoi ils sont identifiés, c’est qu’il ne sait pas ce que sont ces objets, ni à quoi ils identifient les hommes qui les portent.

 

Voilà donc quelques-uns des bâtiments de ce très vaste site archéologique. Il sera très intéressant, pour les visiteurs qui viendront après moi, de compléter cette visite par celle du musée archéologique quand il aura rouvert ses portes sur une présentation rénovée, car il recèle, entre autres, des statues trouvées dans la maison de l’enlèvement d’Europe.

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14 septembre 2017 4 14 /09 /septembre /2017 23:55

Le présent article est le premier d’une série de trois (celui-ci est Cos 02, il sera suivi de Cos 03, le site antique ouest, et de Cos 04, autres antiquités diverses) consacrés aux sites antiques de la ville de Cos; un autre article un peu plus tard (Cos 06) sera consacré à l’Asklepieion, situé à quelque distance de la ville.

Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014
Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014
Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014

Dès le début de l’âge du bronze, soit 2300 à 2000 avant Jésus-Christ, des hommes ont vécu sur le site où s’étend l’actuelle ville capitale de Cos, et déjà ils avaient protégé le site derrière une muraille. Au cours du second millénaire, on constate d’abord des contacts avec le monde minoen, et jusqu’à la fin de l’époque mycénienne (des colons mycéniens étaient venus s’y établir vers 1425) on trouve ici les traces d’un grand centre urbain très actif, multipliant les constructions. Dans l’Iliade (chant XIV, vers 255), Homère parle de Κόων εὖ ναιομένην, “Cos bien habitée”; cela peut s’interpréter comme “avec de nombreuses habitations”, donc très peuplée, ou comme “avec de beaux bâtiments”, mais quelle que soit l’interprétation c’est un jugement très positif. Son importance semble avoir décru à l’époque géométrique, du dixième au huitième siècle, mais cette ville de Cos retrouve toute sa vitalité et son lustre à l’époque archaïque (septième et sixième siècles) et à l’époque classique (cinquième siècle).

 

Cette activité sur le site était le fait de petites communautés dispersées, qui ne constituait pas une ville au sens propre. Ce que l’on va pouvoir considérer comme la fondation de la ville, c’est la décision du synécisme. Ce mot, συνοικισμός (synoikismos), se base sur le mot oikia la maison; oikismos, c’est la construction de maisons; le préfixe syn- signifie “avec”, “ensemble”. Il s’agit donc, dans cette décision de l’an 366 avant Jésus-Christ (et donc à ne pas confondre avec toutes les mesures prises par Alexandre le Grand pour l’immense empire qu’il a conquis, car il ne naîtra qu’en 356, dix ans après le synécisme de Cos), de fonder une ville homogène. Cela se fera sur le site de l’actuel château Neratzia, sur le port.

 

Après la mort d’Alexandre, son empire a été partagé entre les diadoques, et l’île de Cos est tombée dans l’escarcelle des Ptolémée qui ont régné sur l’Égypte. C’est à ce titre que lors de la lutte de pouvoir entre Octave (le futur Auguste) et Marc Antoine qui était l’amant et l’allié de Cléopâtre, Cos a pris le parti de Marc Antoine. Las! à la bataille d’Actium, Octave a été vainqueur, rentrée chez elle Cléopâtre se suicide, Cos va être punie par Auguste qui la prive de tous ses privilèges. C’est le déclin. Toutefois, quelques années plus tard, Auguste est mort, son successeur Tibère oublie le passé, Cos relève la tête, si bien que Strabon, un géographe grec né dans le troisième tiers du premier siècle avant Jésus-Christ et mort dans le premier quart du premier siècle après Jésus-Christ, écrit: “La ville de Cos n'est pas grande, mais elle est beaucoup mieux construite que toutes les autres villes, et elle semble magnifique à tous ceux qui passent à son large à bord de leurs navires”.

Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014
Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014

En 142 de notre ère, un tremblement de terre destructeur est l’occasion de reconstruire une ville modernisée. Déjà le plan de 366 était hippodaméen, les rues se coupant à angle droit pour déterminer des îlots rectangulaires, mais désormais les rues vont être pavées, et des canalisations directement taillées dans la roche du sol courent sous la chaussée.

 

Il y a eu d’autres tremblements de terre, fréquents, j’aurai l’occasion d’en parler. J’en viens tout de suite à celui du 23 avril 1933. Avec une force de 6,6 sur l’échelle de Richter, quoique bref (vingt-sept secondes), il a causé des ravages, tuant cent soixante-dix personnes et détruisant la ville à quatre-vingts pour cent. Les Italiens, qui étaient les maîtres de l’île à cette époque, ont constaté que, sous les bâtiments abattus dont beaucoup dataient du moyen-âge, se trouvaient des ruines antiques. On n’a pas rebâti en ces endroits, et les archéologues italiens ont mené des campagnes de fouilles systématiques de 1934 à 1942, mettant au jour essentiellement trois secteurs de la ville antique. Celui dont il est question ici est celui de l’est, zone du port antique et de l’agora.

Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014
Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014
Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014

J’ai montré d’abord quelques photos de ruines que je n’ai pas identifiées dans cet immense site archéologique. Les archéologues ont placé de nombreux panneaux explicatifs, clairs, détaillés, mais il est bien évident qu’ils n’ont pas délimité avec des barrières chaque zone, et pour ce qui n’est pas directement sous un panneau il est parfois difficile de savoir si cela se rattache au descriptif du panneau de droite ou à celui du panneau de gauche!

 

Ici, c’est clair. Il s’agit des murailles de la ville. Elles n’entouraient pas la totalité de l’agglomération, mais seulement la partie résidentielle et l’agora, laissant en-dehors les temples et les bâtiments du port. Tout de suite après la fondation de la ville en 366 avant Jésus-Christ, un système de fortifications a été édifié, qui a été détruit par le tremblement de terre de 142 avant Jésus-Christ. C’était un mur qui entourait la ville dont le diamètre variait entre un kilomètre et mille cinq cents mètres, et qui, est-il écrit, faisait trois kilomètres de long. Je précise “est-il écrit”, parce que cela bouleverse mes notions de géométrie (qui, pour le littéraire que je suis, sont pourtant des plus limitées), car si la circonférence est le produit du diamètre par π, c’est-à-dire par 3,1416 et des petites poussières, on dépasse déjà légèrement les trois kilomètres avec un diamètre d’un kilomètre. Mais, d’une part, ce diamètre est par endroits supérieur à un kilomètre, d’autre part il est aussi dit qu’il est en zigzag du côté du rivage pour en suivre la ligne naturelle et pour protéger le port intérieur, et dans ces conditions j’ai besoin qu’un mathématicien m’explique, avec patience et en utilisant des mots simples adaptés à mes capacités, comment les auteurs du panneau sont arrivés à ce résultat d’un périmètre de trois kilomètres.

 

La puissance défensive de cette grosse muraille haute de deux mètres cinquante et épaisse de cinq mètres était renforcée par des tours semi-circulaires et polygonales. Le long de la face interne du mur, courait un chemin large de six mètres. Des escaliers permettaient l’accès au chemin de ronde. Ce sont les ruines de cela qu’essaient de montrer mes photos ci-dessus.

Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014

Tout à l’heure, je disais que des canalisations d’eaux usées couraient sous les rues dans la partie de ville où se situaient les habitations. On en voit un exemple sur la photo ci-dessus. L’adduction d’eau, elle, était assurée par des canalisations de terre cuite.

Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014
Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014

Nous sommes donc du côté sud du mur, dans la zone d’habitation. Le plan hippodaméen détermine des pâtés de maisons rectangulaires appelés insulæ (au singulier, une insula). C’est un mot latin qui veut dire une île, puisque ce bloc d’habitation est entouré de toutes parts, non par la mer, mais par des rues rectilignes. De façon très intéressante, un panneau sur le site propose un dessin de reconstitution de maisons d’une insula d’époque hellénistique. Les grandes différences de température entre la nuit et le matin, l’humidité de l’air marin, provoquent une forte condensation, et la rosée a recouvert ce dessin… Dommage, mais je crois quand même utile de le montrer malgré son état… Il y a là deux maisons accolées, l’une en représentation telle qu’elle était, l’autre en éclaté, toutes deux étant de même plan.

 

Chaque insula était constituée de quatre unités d’habitation et de commerce. Celle que les archéologues ont particulièrement étudiée et qu’ils ont dessinée ici faisait quatre fois 410 mètres carrés répartis, chacun, en trois secteurs. Le premier secteur, côté rue, comportait trois boutiques ouvrant sur la rue. Derrière, une seconde zone était constituée par la cour, et au fond le troisième secteur était la maison d’habitation de soixante-quinze mètres carrés au sol, et sur deux niveaux totalisant donc cent cinquante mètres carrés habitables. Au rez-de-chaussée, on trouvait entre autres la pièce à vivre de la famille avec un foyer, un andron (la pièce de réception), une chambre d’hôte, un vestibule. L’étage était consacré aux chambres à coucher et aux quartiers de la maîtresse de maison.

 

En observant l’ensemble des ruines de maisons, les archéologues ont évalué la population de la ville, à l’époque hellénistique, à trois cents foyers, chaque foyer étant composé des membres de la famille proprement dite, et des esclaves qui y étaient attachés, soit environ trois mille personnes au total.

Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014
Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014
Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014
Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014

De ce côté du mur il y a aussi l’agora. C’est le cœur de la vie de la cité, lieu de l’activité politique, une place où se tient le marché, où l’on se rencontre, où l’on discute. Aujourd’hui, en grec moderne le mot agora ne désigne plus une vaste place particulière de la ville, on le traduit simplement par marché. L’agora que nous voyons ici date de l’époque hellénistique et mesure cent quatre-vingts mètres sur quatre-vingts. Les urbanistes l’ont judicieusement située à proximité du port afin de faciliter les transports destinés au commerce. Au quinzième siècle a été construite sur cet espace une église qui s’est effondrée lors du grand séisme.

Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014
Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014

Passons de l’autre côté de la fortification. Datant du cinquième ou du début du sixième siècle après Jésus-Christ, la basilique du port, avec son baptistère, est sans doute le plus ancien bâtiment paléochrétien de l’île et, avec ses soixante-deux mètres de long sur vingt-trois mètres cinquante de large, c’était l’une des plus grandes basiliques de toute la Méditerranée à cette époque

 

 Une tradition locale veut que saint Paul ait converti de nombreux habitants de l’île lors de son passage, mais dans les Actes des apôtres (XXI, 1) on peut lire: “Nous étant ainsi arrachés à ces frères [de Milet], nous cinglâmes droit sur Cos, le lendemain sur Rhodes, et de là sur Patara [un port de Lycie, en face de l’île de Rhodes]”. Il n’est pas fait allusion à la moindre conversion, il n’est même pas dit que saint Paul soit descendu à terre le soir après avoir accosté, ou le matin avant de lever l’ancre vers Rhodes. Mais on sait, en revanche, qu’il y avait déjà un bon nombre de convertis au quatrième siècle (donc trois siècles plus tard), parce que lors du concile de Nicée convoqué par l’empereur Constantin en 325 pour régler le conflit entre les tenants de la théorie d’Arius qui considérait la divinité de Jésus comme inférieure à celle de Dieu le Père, et ceux pour qui le Père et le Fils sont consubstantiels et égaux, parmi les 250 à 300 évêques présents figurait un certain Méliphron, évêque de Cos. Or il ne pouvait y avoir d’évêque que pour une communauté suffisamment étoffée.

 

Nous allons voir dans un instant la stoa du port. On avait comblé cette stoa ainsi qu’une jetée du port pour créer un remblai. Cette basilique a été construite sur cet emplacement, en réutilisant les pierres et autres matériaux de ces anciennes constructions. Cette position sur le remblai fait qu’elle dominait tout le voisinage.

Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014

Juste vengeance, cette basilique une fois détruite, les Chevaliers de Saint-Jean vont venir se servir, ils vont récupérer ses restes pour construire leur château de Neratzia, édifié depuis la fin du quatorzième siècle jusqu’au début du seizième. Ma photo ci-dessus est prise lors de notre visite de ce château (dont je rendrai compte dans mon article Cos 05), où l’on voit que le plafond de cette entrée est constitué de fûts de colonnes. Ce sont des colonnes de granit de la grande basilique du port, qui séparaient ses trois nefs.

Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014
Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014

J’évoquais tout à l’heure la stoa du port, en voilà deux photos. Dans un premier temps, elle comprenait onze salles, bordées d’une double colonnade dorique. Mais vers la fin troisième siècle après Jésus-Christ elle a été très gravement endommagée. Il est plus que probable que la cause de ces dommages est un séisme, comme il y en a eu tant dans cette île, toujours est-il qu’il a fallu la reconstruire presque entièrement, sur deux niveaux cette fois, et avec des colonnes monobloc à chapiteaux corinthiens. Nouvelle destruction, définitive celle-là, causée par le séisme de l’an 469. Le peu que l’on peut en voir, ce sont les restes de la stoa de la fin du troisième siècle, moins ce que le remblai a fait disparaître, moins ce que les Chevaliers de Saint-Jean ont prélevé.

Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014
Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014
Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014

Il me reste à en venir au temple d’Aphrodite. Ou plutôt aux temples d’Aphrodite, au pluriel, parce qu’il y en a deux, ou un double. Ici, la déesse était honorée pour deux aspects, d’une part l’amour populaire, vulgaire: c’est Aphrodite Pandémos. Démos, c’est le peuple (cf. démocratie, démagogie), et pan- veut dire tout. C’est l’amour de tout le monde, quotidien. Et puis elle était aussi honorée sous le vocable de Pontia. Les Grecs appellent la Mer Noire le Pont Euxin, parce que ce mot pontos (πόντος) veut dire la haute mer, tandis que le mot thalassa (θάλασσα) désigne la mer en général. Or Aphrodite est née dans la mer. Parce qu’Ouranos (le Ciel) était toujours étendu sur Gaia (la Terre), elle était épuisée de sans cesse enfanter, alors leur fils Cronos a, d’un coup de faucille, tranché le sexe d’Ouranos et l’a jeté à la mer. Hésiode raconte (Théogonie, vers 188-193):

 

Μήδεα δ᾽ ὡς τὸ πρῶτον ἀποτμήξας ἀδάμαντι

κάββαλ᾽ ἀπ᾽ ἠπείροιο πολυκλύστῳ ἐνὶ πόντῳ,

ὣς φέρετ᾽ ἂμ πέλαγος πουλὺν χρόνον, ἀμφὶ δὲ λευκὸς

ἀφρὸς ἀπ᾽ ἀθανάτου χροὸς ὤρνυτο· τῷ δ᾽ ἔνι κούρη

ἐθρέφθη· πρῶτον δὲ Κυθήροισιν ζαθέοισιν

ἔπλητ᾽, ἔνθεν ἔπειτα περίρρυτον ἵκετο Κύπρον.

 

Et je traduis: “Son sexe, dès qu’il l’eut coupé avec l’acier et jeté depuis la terre ferme dans la mer aux vagues toujours agitées, pendant longtemps il a été emporté vers le large, et tout autour une écume blanche se forma, sortant de la chair immortelle: de là une fille prit sa substance; d’abord, elle approcha de Cythère sanctifiée, de là ensuite elle se rendit à Chypre baignée de tous côtés”. Aphrodite est donc sans conteste également une déesse de la mer, ce qui explique qu’elle soit honorée ici du titre de Pontia.

Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014
Cos 02, le port antique et l’agora. Jeudi 4 septembre 2014

De ce double temple, il ne reste presque rien. En dehors de l’espace vide des photos précédentes, on ne peut plus en voir que ces deux fragments de colonnes, et ce chapiteau corinthien.

 

Mais en fait d’antiquités dans la ville de Cos, et ailleurs dans l’île, nous avons encore pas mal de choses à voir. Ce sera l’objet de mes prochains articles.

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9 septembre 2017 6 09 /09 /septembre /2017 23:55
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Il n’est pas tout à fait 6h30 ce matin de septembre quand notre ferry approche du port de Cos (ou Kos), croisant un navire qui prend le large. La navigation a été calme, ce qui n’avait pas été le cas pour l’auteur des Notes d’un voyage fait dans le Levant en 1816 et 1817: “Notre navigation avait été tellement contrariée par les vents et la tempête que le capitaine m’avait demandé avec inquiétude si je n’avais pas rapporté d’Égypte quelque momie; car les marins prétendent que, lorsqu’il s’en trouve à bord d’un bâtiment, il lui arrivera malheur immanquablement. J’en avais en effet apporté une main, et je fus obligé de la cacher, dans la crainte que les matelots ne m’obligeassent à la jeter à la mer”. Nous sommes sur le pont, tout excités à l’idée que nous allons bientôt fouler le sol de l’île d’Hippocrate.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Voilà, nous y sommes. Nous sommes allés récupérer notre camping-car dans l’un des ponts inférieurs, dans la cale, et nous voyons maintenant les gros camions, ceux qui étaient derrière nous à bord, sortir à leur tour, avant que d’autres passagers s’embarquent vers les escales suivantes.

 

Au sujet du nom de l’île, Choiseul-Gouffier qui y est venu en 1776 écrit dans son Voyage pittoresque de la Grèce: “L’île de Cos est appelée communément Stanco par les navigateurs, trop sujets à déformer tous les noms; cette corruption vient de la manière dont ils entendent les mots que les Grecs emploient pour dire qu’ils vont à Cos, εις τήν Κως, et qui prononcés rapidement font Stinco”.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Notre nuit a été courte. De retour à Leros en provenance de Kalymnos, il était 22h30 hier au soir. Mais pour que le ferry qui devait nous emmener de Leros à Cos coupe les amarres ce matin à 4h55, nous devions présenter notre véhicule peu après 4h, le réveil ayant sonné assez tôt pour que nous ayons le temps, auparavant, de prendre notre douche, de nous habiller et de parcourir les quelques centaines de mètres qui nous séparaient de l’embarcadère. Mais arrivés à 6h35, nous n’allions quand même pas nous recoucher. Nous avons recherché un stationnement et sommes allés visiter un peu.

 

Il est maintenant un peu plus de sept heures. Le jour se lève sur les puissantes murailles du château Neratzia, si grandes, si longues, qu’on les prendrait pour des murs de ville, et (seconde photo ci-dessus) sur l’hôtel de ville. Mais notre première visite sera pour des ruines antiques. Ici, pas de clôture, pas de porte, pas de guichet pour vendre des billets, le site est ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et sept jours sur sept. Mais je ne parlerai pas ici de cette (longue) visite matinale, parce que je réserve les antiquités à de prochains articles.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Il n’y avait pas un seul oiseau quand nous sommes arrivés. Il est maintenant 7h15, et voilà que les pigeons, les mouettes et quelques autres espèces se réveillent. Celui-ci semble s’étonner de nous voir nous diriger vers les ruines du port antique et de l’agora, car sur la foule qui a débarqué du ferry, et qui comportait une bonne proportion de touristes étrangers, nous sommes absolument les seuls à opérer ce choix.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Et pour démentir ce que je viens de dire, à savoir que je ne montrerai pas ici de ruines antiques, en voilà. Parce que ce n’est pas un site. Ma photo semble bizarre, on ne comprend pas bien ce qu’elle représente. En haut, le rouge sombre, ce sont des sièges, et en-dessous on distingue une forêt de pieds de sièges et de table. Ils sont posés sur un dallage de verre sous lequel on peut voir des tronçons de colonnes cannelées. Oui, nous sommes dans un bar. Quand ce bâtiment a été construit, les archéologues ont découvert lors des fouilles préliminaires qu’il y avait là quelques ruines antiques. Peut-être parce qu’il n’y avait pas grand-chose, peut-être parce que la ville est tellement truffée de ruines dans son sous-sol que si l’on ne construisait pas là où on en trouve la ville ne serait plus qu’un immense site archéologique, peut-être les promoteurs immobiliers ont-ils graissé la patte des décideurs (mais je me refuse à croire à cette hypothèse), toujours est-il que le permis de construire a été accordé, à la condition que les ruines restent visibles. Alors l’architecte a posé ses fondations tout autour et a recouvert les colonnes d’un sol transparent. Rien ne le signale à l’attention, nous l’avons vu par hasard un soir en prenant un pot dans ce bar.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Au titre de Cos en général, et de son histoire en particulier, je sors ces deux photos de monnaies de mes anciens dossiers: je les ai prises le 28 octobre 2011 au musée numismatique d’Athènes. Et comme ni l’une ni l’autre ne faisait partie de ma sélection pour l’article correspondant, je peux les montrer aujourd’hui sans commettre de redite. Toutes deux ont été émises à Cos. Pour celle de gauche, le musée disait qu’il s’agissait d’une tridrachme de Cos, tandis que la seconde, dans une vitrine de pièces représentant la faune, se trouvait dans la rubrique “serpents”, et la seule indication la concernant en propre était sa ville d’émission.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Et puisque j’en suis aux musées extérieurs, ces mosaïques je les ai photographiées au musée archéologique d’Istanbul. Il était dit que ces mosaïques de sol provenaient de Cos (Istanköy, en langue turque), et qu’elles sont d’époque romaine, deuxième siècle après Jésus-Christ. Par chance, elles n’avaient pas toutes été prélevées, parce que nous en verrons beaucoup d’autres encore en place sur des sols complets. En espérant qu’elles ne disparaîtront pas, volées par des revendeurs ou bêtement détruites progressivement par des touristes désireux d’emporter un souvenir (j’ai vu un jour, sur l’un de ces sites ouverts et non gardés, une touriste allemande qui prélevait une dizaine de tesselles…).

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Nous étions sur le port de Cos, plusieurs fois au cours de notre séjour nous y sommes revenus, et jamais nous n’avons rencontré quelqu’un qui ressemble au personnage de cette gravure… Elle est tirée du magazine Le Tour du monde, et a été publiée en 1876. Son auteur, E. Ronjat, l’a dessinée d’après une photographie et il l’a titrée Marin de Cos.

 

Après ce marin, ce moustachu, je vais parler de femmes. Ou plutôt, c’est Hérodote que je vais laisser en parler (je me réfère à la traduction d’Andrée Barguet, édition Folio Classique). C’est l’époque de la seconde Guerre Médique, menée par Xerxès en 480 avant Jésus-Christ:

 

D’abord VII, 99. “Le nombre des trières s’élevait à mille deux cent sept […]. Voici, pour la flotte, les noms des chefs les plus célèbres [il cite neuf noms…]. Je ne rappelle pas les noms des autres capitaines, car je n’en vois pas la nécessité; je nommerai cependant Artémise, car j’éprouve une grande admiration pour cette femme qui osa partir en guerre contre la Grèce: demeurée veuve avec un fils tout jeune encore, elle prit elle-même le pouvoir, et son énergie, son courage viril l’amenèrent à prendre part à l’expédition quand rien ne l’y obligeait. Elle s’appelait Artémise, fille de Lygdamis, elle était d’Halicarnasse [aujourd’hui Bodrum, sur la côte d’Asie juste en face de Cos] par son père et crétoise par sa mère; souveraine d’Halicarnasse, de Cos, de Nisyros [qui sera notre prochaine étape après Cos] et de Calydna [c’est-à-dire Kalymnos], elle apporta cinq navires à Xerxès […]. J’ai indiqué les villes sur lesquelles elle régnait; j’ajoute ici que leurs habitants sont tous des Doriens, car les gens d’Halicarnasse viennent de Trézène, et les autres d’Épidaure [deux villes du Péloponnèse]”. Outre la personnalité exceptionnelle de cette Artémise qui ne cessera de donner des conseils judicieux à Xerxès, conseils qu’il ne suivra pas toujours, et il s’en mordra les doigts, nous apprenons ici que nous sommes dans une île dorienne. À Lesbos, nous étions en domaine éolien, puis nous sommes passés en domaine ionien, et nous voici chez les doriens. Tous des Grecs, mais de rameaux différents, qui ont des usages différents et parlent des dialectes différents. L’attique, parlé à Athènes, est dérivé de l’ionien, et c’est de ce dialecte aussi qu’est issue la koïnè, cette langue unifiée pour tout le domaine grec après la conquête d’Alexandre, quand le centre intellectuel de la Grèce s’établit à Alexandrie, en Égypte. Et c’est de cette koïnè qu’est issu le grec moderne.

 

Et une autre femme, en IX, 76. C’est la déroute de l’armée perse. “Quand les Grecs eurent écrasé les Barbares à Platées, une femme se présenta devant eux, qui fuyait le camp des Perses. Quand elle apprit l’anéantissement des Perses et le triomphe des Grecs, cette femme, qui était la concubine d’un Perse, Pharandatès fils de Téaspis, se couvrit d’or ainsi que ses suivantes, revêtit ses habits les plus beaux et, quittant sa voiture, s’en alla trouver les Lacédémoniens qui étaient encore en plein carnage. En voyant Pausanias diriger tout, la femme, qui connaissait déjà le nom et la patrie du chef grec pour en avoir souvent entendu parler, le reconnut et lui dit en embrassant ses genoux: ‘Roi de Sparte, je suis ta suppliante, délivre-moi de ma captivité. Tu m’as déjà secourue en perdant ces hommes qui ne tiennent compte ni des êtres divins ni des dieux. Ma famille est de Cos, je suis la fille d’Hégétoridès fils d’Antagoras; le Perse m’a enlevée de Cos et me retenait captive.’ Pausanias lui répondit: ‘Sois sans crainte, femme, et comme suppliante, et surtout s’il se trouve que tu dises vrai et que tu sois la fille d’Hégétoridès de Cos, le premier de mes hôtes en ces régions.’ Sur ces mots il la remit aux éphores présents, et plus tard il la fit partir pour Égine où elle désirait aller”.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

En ville, nous sommes tombés devant ce petit monument à la gloire d’Alexandre le Grand. Il s’agit du serment qu’il a prononcé en 324, un an avant sa mort. La plaque de cuivre de la façade est traduite en français sur une autre face. Inutile, donc, que je traduise, je pense qu’avec de bons yeux ou de bonnes lunettes on peut lire sur ma photo. Il y a ici ou là de petites fautes de français, mais qui songerait à s’en plaindre, quand on constate l’effort de se rendre compréhensible pour le public? Au contraire, j’en remercie les auteurs.

 

Alexandre. On le surnomme “le Grand”. Il est vrai, d’ailleurs, que ce serment qui fait considérer comme des égaux les peuples conquis et les peuples conquérants, à une époque où l’usage était que le vainqueur réduisît en esclavage le vaincu, à moins qu’il ne l’exécutât, fait d’Alexandre un grand homme. Mais puisque ce petit monument me fait parler de lui, je vais maintenant laisser en dire ce qu’il pense un homme qui a mené une vie de voyages et d’aventures, Charles Sonnini de Manoncourt (1751-1812). En 1778-1779, il est en Grèce. Passés les plus gros troubles de la Révolution, à court d’argent il publie le récit de ses voyages; celui-ci, paru en 1801, s’intitule Voyage en Grèce et en Turquie fait par ordre de Louis XVI:

 

“[Cos fut] la patrie d’Apelle, le peintre le plus célèbre de l’antiquité, à qui seul il fut permis de peindre Alexandre, le plus grand des héros de son temps, si toutefois l’héroïsme peut consister dans l’exercice de la puissance la plus terrible, et que la nature et l’humanité repoussent avec horreur, celle de troubler, de tourmenter les peuples et de massacrer les hommes. La postérité, moins heureuse à l’égard du peintre, n’a pas recueilli ses ouvrages; elle ne les connaît que par la tradition de la plus brillante renommée, tandis que les livres du père de la médecine, plus utiles et plus durables, sont arrivés jusqu’à nous, pour être la meilleure école où l’on puisse apprendre à écarter de notre frêle et passagère existence les maux qui la menacent et l’accablent”.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Il m’arrive très souvent de citer Choiseul-Gouffier, mais aussi de publier des gravures tirées de ses livres, signées Hilaire, l’artiste qu’il avait emmené avec lui. En effet, ces livres ont été scannés par la Bibliothèque Nationale de France, et placés dans sa bibliothèque électronique Gallica, où j’ai pu les télécharger. Mais, chose curieuse, j’ai bien le texte décrivant la gravure, j’ai feuilleté et re-feuilleté le livre, la gravure ne s’y trouve pas. Mais, outre le cachet de la BNF, le livre porte aussi un cachet “Bibliothèque du roi, Fontainebleau”, et il est fort possible que le roi, ou quelque familier, ait détaché la page de la gravure.

 

Mais nous avons fréquenté très assidument la bibliothèque municipale de Cos, et il se trouve qu’elle possède, dans ses collections, une édition traduite en anglais des voyages de Choiseul-Gouffier. J’ai ainsi le texte français tiré de mon édition, et j’ai bien entendu photographié la page de la gravure dans l’édition anglaise. La gravure est ci-dessus, et le texte ci-dessous:

 

“Planche cinquante-neuvième. Vue de la place publique de Cos. […] Rien n’est aussi agréable que la place publique dont je donne le dessin. Un platane prodigieux en occupe le centre, et ses branches étendues la couvrent en entier: affaissées sous leur poids, elles pourraient se briser, sans les soins des habitants qui lui rendent une espèce de culte; mais comme tout doit offrir dans ces contrées les traces de leur ancienne grandeur, ce sont des colonnes superbes de marbre et de granit qui sont employées à soutenir la vieillesse de cet arbre respecté. Une fontaine abondante ajoute au charme de ces lieux toujours fréquentés par les habitants, qui viennent y traiter leurs affaires, et y chercher un asile contre la chaleur du climat”.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

La légende, à laquelle beaucoup de gens ajoutent foi, veut qu’Hippocrate, dont nous avons vu qu’il était de Cos, ait enseigné la médecine à ses disciples à l’ombre de ce platane. Or Hippocrate est né vers 460 avant Jésus-Christ, il est mort vers 370, l’arbre aurait donc plus de 2400 ans. C’est impossible. On raconte parfois aussi que saint Paul aurait lui aussi expliqué la nouvelle religion au pied du platane. Même un peu moins de 2000 ans, c’est impossible. Mais il est certain que ce platane est pluri centenaire, peut-être plus que demi-millénaire. La circonférence de son tronc atteint la dimension fabuleuse de douze mètres.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Choiseul-Gouffier fait allusion à une fontaine, et cette fontaine existe toujours. Les caractères arabes, utilisés pour écrire la langue turque à cette époque, témoignent que c’est bien la même fontaine que celle du dix-huitième siècle. D’autres auteurs aussi en parlent, et par exemple ce Sonnini que j’ai cité tout à l’heure. Il voyage deux ans seulement après Choiseul-Gouffier:

 

“À peine y avions-nous jeté l’ancre, qu’un envoyé de l’agent français qui y résidait vint nous prévenir que le capitaine d’un navire marchand provençal, qui avait conduit à Stancho des passagers turcs de Constantinople, venait d’expirer de la peste. Quoique nous eussions besoin de quelques provisions, notre parti fut bientôt pris, et nous résolûmes de supporter quelques privations […]. Cependant je ne pus me déterminer à demeurer si près d’une île que je ne devais plus avoir l’occasion de visiter, sans y descendre. […] Le canot du navire me jeta seul sur le rivage; et de peur de toute communication, il s’en retourna bien vite. […] Je passai la journée entière à visiter les environs de la ville, à me promener dans les riches et délicieux bocages qui l’environnent. […] Je vis le fameux platane qui couvre la petite place publique de ses branches antiques et tortueuses. […] Une fontaine a été bâtie à l’ombre du platane: elle fournit aux besoins des Turcs, grands consommateurs d’eau; et ils trouvent, dans un café établi sous le même feuillage, la liqueur chaude que donne la fève de l’arbrisseau de l’Arabie, et qui leur tient lieu de vin et de toute autre liqueur fermentée. Les Turcs, pour qui les lieux frais sont un besoin et un délice, se rassemblent sous le prodigieux platane de Stancho; chacun d’eux se plaît à le soigner, et ils ont, pour cet arbre, une sorte de ménagement religieux, que partagent les familles d’oiseaux qui se logent et se nichent sur ses rameaux. […] La nuit était close lorsque je me rendis au vaisseau, satisfait de ma petite excursion, et de ne pas avoir été arrêté par la frayeur de la peste. Je rassurai l’équipage par le détail des précautions que j’avais prises pour éviter toute communication dangereuse, et nous appareillâmes le matin du 3, avant le jour”.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Sonnini avait lu Choiseul-Gouffier, car il le cite au sujet du nom de Cos appelée Stanco (il ajoute “ou Stancho”, et c’est cette seconde orthographe qu’il adopte, mais en sachant que c’est une déformation que n’utilisent que les étrangers. Je devrais plutôt dire les non Grecs, parce que les Turcs, qui s’y considéraient comme chez eux, commettaient la même faute et, entendant la locution prononcée is-tin-ko, il appelaient (et appellent encore) cette île Istanköy, comme je l’ai dit en montrant un peu plus haut des mosaïques de sol du musée archéologique d’Istanbul et comme en témoigne cette petite notice photographiée auprès de ces mosaïques.

 

Ce passage a aussi attisé ma curiosité sur un détail dont je n’ai pas l’explication. Ainsi, les Turcs dont la religion n’autorise pas la consommation d’alcool, “boivent la liqueur chaude que donne la fève de l’arbrisseau de l’Arabie”. Même si personne ne m’a donné d’explication, je suis convaincu qu’il s’agit du café. D’abord parce que si les Turcs aujourd’hui consomment surtout du thé, ils sont également gros consommateurs de café. Et les Grecs, qui ont si longtemps été occupés par les Turcs, boivent du café, chaud ou frappé, toute la journée. Ensuite parce que le café, dont l’origine est sans doute en réalité en Éthiopie, était censé venir d’Arabie. Le café arrive à Paris en 1669, l’ancien prof de lettres que je suis ne peut oublier cette date, puisque cette arrivée est liée à celle de l’ambassadeur de la Sublime Porte, qui va inspirer à Molière la célèbre scène du Mamamouchi dans le Bourgeois Gentilhomme, en 1670. Et le célèbre café Procope, rue de l’Ancienne Comédie, à Paris, créé quelques années plus tard va contribuer à la diffusion de cette boisson à Paris et en France. Il y a donc environ un siècle que le café est connu en France lorsque Sonnini écrit cela.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Décidément, ce platane a inspiré bien des voyageurs. Je ne suis pas autorisé à me moquer, puisque moi-même je l’ai photographié. Ci-dessus, deux gravures que, comme celle de Choiseul-Gouffier précédemment, j’ai trouvées à la bibliothèque municipale de Cos. La première de ces gravures est de J. H. Allan, publiée en 1843. Il n’est pas dit de quel livre elle est tirée. La seconde, dessinée par Meunier en 1888, a été publiée par Victor Duruy. Un nom célèbre: cet agrégé d’histoire et géographie sera ministre de l’instruction publique de 1863 à 1869, réformant en profondeur l’éducation et modernisant son administration. Ses nombreuses publications de qualité en histoire lui vaudront d’entrer à l’Académie Française. Entre autres, on trouve entre 1887 et 1889 les trois volumes de l’Histoire des Grecs, dans laquelle il a publié cette gravure.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Et puis je fais une mention à part pour ce savoureux dessin de Barsky (1701-1747), cet infatigable voyageur à pied dont je raconte un peu les aventures dans mon article Le monastère de Néa Moni, à Chios. Les 18 et 19 juillet 2014. À partir de ce dessin a été réalisée en 1888 la gravure ci-dessus. Les auteurs parlent plus ou moins des personnages qui peuplent et animent les lieux qu’ils décrivent, parfois ils montrent des gravures de personnages isolés, “Marin de Cos”, ou “Femmes de Samos”, etc., tandis que Barsky, lui, met ses personnages en situation dans leur cadre. Il ne dessine pas séparément les personnages et les paysages, il dessine les personnages dans les paysages, montrant ainsi la vie telle qu’il la perçoit. À gauche, un marchand amène son âne dont le bât est chargé de melons ou de pastèques. Juste derrière, un autre vend des marchandises sur une table, et il a une balance à un seul plateau fixée sur le rebord. Juste au milieu, entre deux tas de melons, celui-là tient une grande balance à deux plateaux. Devant le tas de melons de droite, un vieillard courbé sur sa canne vient faire son choix. Sur la droite, deux chiens se font face. Au pied du platane, derrière un muret, je ne sais ce que fait cet homme casquetté en uniforme. Derrière, à la gauche du platane, il y a la fontaine. Barsky n’a pas oublié non plus les oiseaux que Sonnini remarquera un demi-siècle plus tard.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Les auteurs, parlant de Cos, évoquent rapidement le nom d’Apelle, cet artiste, le plus grand peintre de l’antiquité, mais puisqu’aucune de ses œuvres n’a subsisté ils passent vite à autre chose. Hippocrate, par exemple, dont l’action sinon les œuvres (il semble qu’il n’ait rien écrit lui-même et que “ses” œuvres aient été rédigées par des disciples) perdure aujourd’hui, notamment à travers le Serment d’Hippocrate prêté par tous les médecins. Je vais essayer de réparer cette injustice, en montrant ici une photo que j’avais prise le 25 avril 2010 et que j’ai déjà publiée dans mon article de l’époque sur Pompéi. Cette fresque qui a résisté à l’usure des siècles sur le mur de l’une des maisons de Pompéi serait une copie de la Vénus Anadyomène d’Apelle, ou s’en serait inspirée.

 

Le respect et l’admiration que les anciens vouaient à Apelle, on en a une idée à partir d’une phrase de Cicéron dans le De officiis (Livre III, II, 10): “Nemo pictor esset inuentus qui in Coa Uenere eam partem quam Apelles inchoatam reliquisset, absolueret –oris enim pulchritudo reliqui corporis imitandi spem auferebat”.

 

Ce que je traduis: “On ne put trouver aucun peintre pour achever sur la Vénus de Cos cette partie qu’Apelle avait laissée inachevée –car la beauté du visage supprimait tout espoir de l’imiter dans le reste du corps”. Le Romain Cicéron assimile à la Vénus latine l’Aphrodite des Grecs. Dans un article à venir (Cos 06), je décrirai l’Asklepieion de Cos, pour lequel une représentation d’Aphrodite avait été commandée à Apelle. Apelle a entrepris de peindre son tableau en commençant par le visage d’Aphrodite, puis il est mort sans avoir achevé, et personne n’a osé se comparer au maître en complétant la peinture. C’est à cela que Cicéron fait allusion.

 

Dans cette île que les Grecs ont si longtemps disputée aux Turcs, déplorant de devoir se soumettre au sultan, de lui payer tribut, qu’elle soit intégrée à l’Empire Ottoman, ce serait la pire injure de prendre quelqu’un pour “tête de Turc”. Il ne faut en aucun cas penser que c’est ce que je veux faire avec Lawrence Durrell, que je vais encore une fois (hé oui!) critiquer. En effet, dans The Greek Islands, après avoir cité Pouqueville (dont il déforme le nom en Pourqueville), il écrit:

 

“Another echoing name is Apelles, whose world-famous statue of Aphrodite is supposed to have adorned the Aesculapion”. Soit: “Un autre nom retentissant est Apelle, dont on dit que la statue mondialement connue d’Aphrodite aurait orné l’Esculapion”.

 

Passons sur le fait que, parlant correctement dans cette île grecque d’Aphrodite plutôt que de Vénus, il évoque ensuite malencontreusement le sanctuaire du latin Esculape, copié par les Romains sur l’Asclépios grec; mais la statue d’Aphrodite? Apelle, un sculpteur? L’anglais n’est pas ma langue maternelle, je suis conscient de ne le parler qu’imparfaitement, ces mots me donnent un doute. Et si le mot anglais “statue” pouvait signifier toute représentation? Je me saisis de mon énorme Oxford English Dictionary tout anglais, et j’y lis: “Statue, a representation in the round of a living being sculptured, moulded or cast in marble, metal, plaster or the like materials”. Désolé, Sir, vous vous êtes planté en beauté.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Par quoi commencer pour donner une idée de la ville, quand on en a déjà montré le port et le platane d’Hippocrate? Peut-être par cette très célèbre avenue des Palmiers, qui est traversée par cette belle arche.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

L’Ordre des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem s’est installé à Rhodes après l’avoir conquise de 1307 à 1310 (nous allons bientôt visiter cette île, et j’aurai alors amplement l’occasion de parler de cet ordre militaire et de ses chevaliers), et a essaimé particulièrement dans l’île voisine de Cos, conquise dès 1315. Mais malheureusement les bâtiments n’ont souvent pas été entretenus après le départ des Chevaliers et tombent en ruines. Ici, nous voyons un pan de mur où a subsisté une plaque avec des blasons de chevaliers.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Ce bâtiment-ci, en revanche, a été maintenu en bon état à travers les siècles. Cela s’explique sans doute par le fait qu’il s’agissait de la luxueuse résidence, construite en 1514, du commandant Francesco Sans, de l’Ordre de Saint-Jean. Quand, en 1525, les Turcs prennent possession de l’île, cette superbe demeure était toute neuve, je suppose qu’elle a très vite été récupérée par le gouverneur ottoman de l’île, ou par un notable turc. Habitée de façon continue, elle a ainsi été maintenue en état.

 

On remarque, dans le mur, près du porche d’entrée, une pierre décorée d’élégants bas-reliefs. Cette pierre n’est pas la même que celles du mur, sa couleur n’est pas la même, ses sculptures sont interrompues par ses bords, et n’ont rien à voir avec la nature de cette demeure: pour moi, il ne fait pas de doute que cette pierre a été récupérée d’un monument antique. Elle gisait là au sol, les maçons l’ont prise et utilisée.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Lorsque nous sommes arrivés dans l’île, j’ai montré les bateaux dans le port puis, de loin, les murs byzantins du château de Neratzia. Je dis byzantins, je devrais dire d’époque byzantine, parce que c’est après l’avoir prise et en avoir fait un état indépendant à partir de 1315  que les Chevaliers de Saint-Jean vont construire à la fin du quatorzième siècle les forts murs de ce château. Un soir que nous passions sur le port, j’en ai pris cette autre photo où l’on voit que les murailles viennent jusqu’à la mer, avec leur puissante tour ronde de défense.

 

Ce château, ce n’était pas le château principal de l’Ordre qui, lui, se situe dans l'île de Rhodes. C’est Pierre Belon qui, en 1555, dans Les observations de plusieurs singularités et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie… (etc.), nous parle de la disposition des lieux: “Quand le jour fut venu, étant déjà bien avancés dedans le canal, nous voyions bien à clair toute l’île de Cos, qui est le pays dont était Hippocrate, les Turcs la nomment Stancou. […] La ville de Cos est toute habitée de Turcs, et en toute l’île n’y a que deux villages habités de Grecs. Le château et ville de Cos sont pareillement appelés Stancou. Il est assis en haut lieu, fait à tours rondes, plus grandes que celui de Metelin [=Mytilène, dans l’île de Lesbos], ou de Tenedos [toute petite île un peu au nord de Lesbos, restée aujourd’hui encore turque, et nommée Bozcaada]. La ville est en bas lieu, située au rivage, dessous le château. Cette île est bien fertile et abondante en animaux, et est plus longue que large”.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Cos possède un grand musée archéologique plein d’antiquités magnifiques. Cela, je le dis de confiance, parce que, hélas, trois fois hélas, nous n’avons pas pu le visiter, il est en travaux de rénovation. L’Europe cofinance les travaux dans son programme de développement régional 2007-2013. Nous ne sommes qu’en septembre 2014, seulement deux tiers d’année de retard. Je présage qu’il faudrait attendre encore bien longtemps sur place avant de le voir ouvrir ses portes, parce qu’en Grèce, les retards de travaux se comptent en années multiples.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Nous sommes au cœur de la ville moderne, sur la vaste place πλατεία Ελευθερίας (place de la Liberté), la même que celle du musée archéologique, peuplée de terrasses de café qui lui donnent vie et animation. Le bâtiment de ma première photo ci-dessus, avec cette horloge, était à l’époque de la domination italienne la Casa del Fascio (Maison du fascisme), et était occupée par le gouverneur italien de l’île. En effet, en décembre 1933, l’architecte italien Bernabiti décide d’acquérir le bâtiment. Les travaux débutent dès 1934, et l’inauguration aura lieu en 1936. Ce n’est que longtemps après la fin de la guerre et le départ des Italiens que ce bâtiment va être destiné à la culture et aux arts. Aujourd’hui nommé Orphéas (Orphée est un poète et un musicien), il s’y trouve un cinéma, et la bibliothèque municipale, ouverte en 2003 que, comme je le disais tout à l’heure, nous avons fréquentée assidument. Et aussi un restaurant.

 

Ce qui est inscrit sur le bâtiment de ma seconde photo nous dit que c’est le marché municipal, que nous voyons en tournant autour de la place de la Liberté. Et toujours en tournant autour il y a la mosquée Defterdar, devant laquelle se trouve ce joli petit kiosque de ma troisième photo, qui abrite la fontaine nécessaire pour effectuer les ablutions rituelles.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Cette sculpture, qui représente la lutte d’Héraklès et Antagoras, évoque un épisode mythologique qui se déroule à Cos: il est donc impératif que je la montre!

 

Avant l’époque de la Guerre de Troie, alors que le futur roi Priam est encore adolescent, Héraklès a mené une expédition contre la ville et rentre chez lui. Mais Héra, la jalouse épouse de Zeus, veut se venger sur Héraklès, que son volage époux a conçu avec Alcmène. Elle soudoie Hypnos, le dieu qui donne le sommeil, pour qu’il endorme profondément Zeus, et tandis que le roi des dieux et père d’Héraklès est en train de dormir elle fait provoquer par Borée, le dieu des vents, une effroyable tempête qui fait couler les navires d’Héraklès, sauf celui où lui-même se trouve, projeté sur le rivage de Cos. Affamé après cette traversée longue et périlleuse, il rencontre Antagoras, le fils d’Eurypyle, le roi de l’île, qui garde un troupeau. Il demande alors à Antagoras de lui donner un bélier, mais le royal berger n’accepte qu’à la condition qu’il parvienne à le vaincre à la lutte. La lutte s’engage. Les habitants de Cos, voyant le fils de leur roi en train de se battre contre un étranger, croient qu’il a été agressé, et volent à son secours. Héraklès est très fort (dans cette île, je n’ose pas dire “fort comme un Turc”…), mais face à toute la population il comprend qu’il ne fera pas le poids, et profite de la mêlée pour s’enfuir. En un lieu nommé Φύξα (Phyxa), près de la ville de Pyli (dans les terres, à une quinzaine de kilomètres de la capitale), il trouve refuge chez une femme, à qui il emprunte des vêtements féminins pour ne pas être reconnu. Et il réussit ainsi à quitter l’île de Cos.

 

Plutarque, dans les Questions grecques, nous informe sur un usage concernant, de son temps (premier siècle après Jésus-Christ), les mariages à Cos: “Après s'être purifié, il épousa la fille d'Alciopos [ici ce n’est pas Eurypyle], et prit pour la cérémonie des noces une robe de femme. C'est pour cela que le prêtre d'Héraklès fait le sacrifice dans le lieu même où le combat se livra, et les nouveaux mariés, le jour des noces, y reçoivent leurs épouses vêtus en femmes”.

 

Il a donc échappé à ses poursuivants et il a quitté Cos. Moi, je veux bien, mais les gens d’ici devaient être bien naïfs, de se laisser ainsi abuser. Voir dans ces vêtements de femme un colosse bodybuildé, plus musclé que Stallone et Schwarzenegger réunis, avec du poil noir sur toutes les parties de peau visibles, le dos des mains, le bas des jambes et les pieds (et encore, il cache la partie charnue de son individu, car Archiloque, Hérodote, Aristophane, etc. le qualifient de μελαμπγος, “aux fesses noires”... de poil, bien sûr!), sans parler de la barbe et de la moustache qu’il s’est peut-être rasées mais qui lui font la peau bleue, et emportant avec lui une massue et une peau de lion, puisqu’il les aura encore après cette aventure, cela n’a-t-il pas mis la puce à l’oreille de ces gens qui recherchaient un fugitif faisant jeu égal à la lutte avec leur prince réputé pour sa force?

 

Je n’ai pas à m’interroger à ce sujet, parce que pour l’instant, au moment où le sculpteur les a surpris pour les représenter, Antagoras et Héraklès sont seuls face à face, en train de lutter. On constate, comme je le disais il y a un instant, qu’Héraklès ne se sépare jamais de sa peau de lion (il l’a sur la tête et dans le dos), ni de sa massue, posée près de lui sur un rocher.

 

Cette légende a été l’objet d’une interprétation. Comme je l’ai dit, les habitants de Cos sont des Doriens. Or la tradition veut que les Doriens soient des Héraclides, c’est-à-dire des descendants d’Héraklès. Ce mythe voudrait donc symboliser la lutte des Héraclides pour la conquête de Cos. Dans ces conditions, il est étonnant qu’Héraklès ait le dessous et s’enfuie. Cette interprétation cadrerait mieux avec une version tout autre de la légende: voyant Héraklès et ses hommes sur la plage où les a jetés la tempête, les habitants les prennent pour des pirates et les chassent à coups de pierre. Mais la petite troupe débarque de nouveau nuitamment, prend la ville, tue le roi Eurypyle, et met Chalciopè, la fille du roi, dans son lit. La légende ne dit pas s’il la viole (il est coutumier du fait), ou si elle est consentante, admirant les biceps du héros. De cette union naîtra un fils, Thessalos, qui sera le roi de Cos. Les fils de Thessalos participeront à la Guerre de Troie mais, au lieu de rentrer à Cos après la victoire des Grecs, ils s’établiront dans la plaine de Grèce continentale qu’en l’honneur de leur père ils appelleront la Thessalie. Là, au moins, Héraklès est à l’origine de ce Thessalos et des enfants qu’il aura et qui peupleront l’île de Cos, indépendamment des deux fils partis pour la Thessalie.

 

Les fils de Thessalos participeront à la Guerre de Troie? Oui, c’est Homère qui le dit, dans l’Iliade, au chant II (vers 676 à 680):

 

οἳ δ᾽ ἄρα Νίσυρόν τ᾽ εἶχον Κράπαθόν τε Κάσον τε

καὶ Κῶν Εὐρυπύλοιο πόλιν νήσους τε Καλύδνας,

τῶν αὖ Φείδιππός τε καὶ Ἄντιφος ἡγησάσθην

Θεσσαλοῦ υἷε δύω Ἡρακλεΐδαο ἄνακτος·

τοῖς δὲ τριήκοντα γλαφυραὶ νέες ἐστιχόωντο.

 

Ce que je traduis: “Ceux qui possédaient Nisyros, Krapathos [=Karpathos], Kasos [toute petite île au sud-ouest de Karpathos], Cos, ville d’Eurypyle, et les îles Calydnes, étaient conduits par Phidippos et Antiphos, les deux fils du roi Thessalos, un Héraclide; ils alignaient trente nefs creuses”.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Et maintenant des lieux de culte. Lorsque, le matin du jour de notre arrivée, nous nous sommes dirigés vers un site archéologique, nous y avons également trouvé des églises qui s’étaient construites parmi les bâtiments antiques. Il n’est pas encore 7h30, nous avons débarqué il y a moins d’une heure, et déjà nous trouvons de bien intéressantes choses à voir. Cette église a été édifiée au début du quinzième siècle (je rappelle que les Chevaliers de Saint-Jean sont arrivés au début du quatorzième siècle et qu’ils devront partir au début du seizième) en tant qu’église de cimetière, comme en témoignent les pierres tombales que l’on peut voir aux alentours et dont deux sont le sujet de ma troisième photo ci-dessus. Quand on sait où est située cette église, on ne peut s’étonner de trouver ici ou là dans ses murs quelques marbres, quelques pierres sculptées ou portant des inscriptions qui ont visiblement été récupérés dans les ruines avoisinantes. Cette église est dédiée à la Panagia Gorgoépikoos, c’est-à-dire la Vierge Qui-Entend-Rapidement; il faut comprendre par là que le fidèle qui la prie est entendu et exaucé sans retard.

 

Nous n’avons pu y entrer. Je ne sais si c’est en raison de l’heure ou si l’église est habituellement fermée lorsqu’il ne s’y déroule pas d’office. Le panneau explicatif que l’on voit sur la première photo détaille les deux programmes de fresques, celui du milieu du quinzième siècle et celui du début du seizième. Je ne parlerai pas de ces fresques puisque je ne les ai pas vues. Pas plus que je ne pourrai parler de l’iconostase de bois sculpté “d’un art exquis”. Sans en parler, je les évoque pour que si l’un de mes lecteurs est intéressé, il puisse tenter sa chance.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Cette église est située à l’intérieur de l’enceinte fortifiée des Chevaliers et date de la fin de l’époque byzantine, dit la notice: je pense qu’il faut comprendre qu’elle n’est pas byzantine puisqu’elle est indépendante de l’empereur et ne dépend que de l’Ordre de Saint-Jean, mais qu’elle date des dernières années de l’Empire Byzantin, c’est-à-dire des années qui précèdent 1453. Les archives de la fin du dix-huitième siècle la présentent comme une dépendance d’une église dédiée à Sainte Marine, enfermée dans une clôture avec des bâtiments de ferme et un vignoble. Au dix-neuvième siècle, on a enterré sous ses murs Anthoula, la mère de l’archevêque de Cos, Gerasimos, morte en 1811 dans la grande épidémie de peste qui se poursuivra jusqu’en 1814. L’archevêque son fils, lui, survivra, et sera enterré auprès d’elle en 1838.

 

En 1842, Kyrillos, le métropolite de Cos, décide que cette prospère église contribuera avec le produit de son vignoble au fonctionnement d’une école fondée sur le principe du monitorat, où les élèves plus grands aident les plus jeunes à acquérir les bases. Et en 1882, avec bien entendu la permission des autorités ottomanes, est créée une école élémentaire pour garçons (en grec αρρεναγωγείον, arrenagogeion). L’église se trouve incluse dans la cour de l’école, et prend le nom de Saint-Georges de l’Arrenagogeion. En 1933, l’île de cos a été secouée par un terrible tremblement de terre (on peut voir sur Internet des photos des ruines catastrophiques qu’il a causées) qui a jeté à bas l’école. Le séisme a eu lieu le 23 avril, jour de la saint Georges, et l’église a résisté sans dommages, ce que les fidèles ont interprété comme une protection spéciale de son saint patron.

 

Ma troisième photo ci-dessus tente de montrer une reproduction de mauvaise qualité d’un emploi du temps de classe de sixième niveau (environ notre classe de CM2, je crois) de cette école, en 1901. Cette reproduction se trouve sur le panneau explicatif devant l’église.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

L’église de ces photos date du début du quinzième siècle. Le saint Jean des Chevaliers, ce n’est pas Jean l’évangéliste, celui de l’Apocalypse, l’aigle de Patmos, mais c’est Jean le Baptiste, le cousin de Jésus, celui du baptême dans le Jourdain. Et c’est logiquement à lui qu’a été dédiée cette église par les Chevaliers de l’Ordre lors de sa consécration. Et puis en 1522 arrivent les Ottomans, l’église est abandonnée. Les siècles passent, elle est en ruine avancée quand la communauté de Cos prend conscience de la perte d’un bien historique et artistique (elle aussi contient des fresques du seizième siècle que nous n’avons pu voir), et un certain Anastasios Platanistas est chargé d’entreprendre des travaux de conservation. Nous arrivons au séisme de 1933, à la suite duquel la Mission Archéologique Italienne (hé oui, l’île appartient à l’Italie) entreprend des fouilles sous les ruines, et découvre que cette église a été construite sur un grand sanctuaire double d’Aphrodite. On décide alors, en 1943, de la déplacer pour dégager le sanctuaire antique. Chaque pierre est numérotée, et l’église est démontée et remontée à l’identique avec ses pierres d’origine à leur place. Seul le ciment entre les pierres est neuf. Cette église vieille/nouvelle est consacrée en 1947 par le métropolite de Cos, et dédiée à un autre saint Jean, à savoir saint Jean Naukleros (Άγιος Ιωάννης ο Ναύκληρος). Celui-là est un saint moderne du dix-septième siècle, autrement dit reconnu par l’Église orthodoxe, et non par l’Église catholique romaine. Son histoire est racontée comme suit: Jean est un maître d’équipage (=naukleros) de Cos. Les Turcs l’ont envoûté, et il s’est converti à l’Islam. Lorsque le sortilège a cessé d’agir, il a été consterné de se voir devenu musulman, “circoncis et porteur d’un turban blanc”, et a rejeté sa conversion pour retrouver le christianisme. Pour un musulman, on peut admettre que d’autres pratiquent une autre “religion du Livre”, et dans l’Empire Ottoman les chrétiens et les juifs n’étaient pas inquiétés, mais abjurer la foi musulmane est considéré comme un crime. Jean est arrêté et emprisonné. Devant le juge, sommé de déclarer qu’il renonce au christianisme, il refuse catégoriquement, ce qui lui vaut une condamnation à mort. Il sera brûlé vif le 8 avril 1669.

 

Je suis conscient que je vais me répéter (j’ai l’excuse de l’âge, pour radoter), mais je ne peux éviter mon petit couplet à ce sujet. Je veux bien que les orthodoxes rejettent le filioque et la primauté de celui qu’ils considèrent comme le patriarche de Rome, égal à celui de Constantinople ou de Moscou, je veux bien que les catholiques s’en tiennent fermement au filioque et reconnaissent la primauté du pape héritier de saint Pierre à qui le Christ a dit “tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église”, du moment qu’ils ne mènent pas une guerre fratricide entre eux. Mais il y a une chose que je n’arrive pas à comprendre. Saint Denis décapité, saint Laurent sur le gril, sainte Blandine dans l’amphithéâtre, et tant d’autres martyrs des premiers temps sont reconnus par les deux Églises. On ne se soucie pas du strict détail de leurs croyances. Mais les catholiques ont canonisé Jeanne d’Arc brûlée vive, sans qu’elle proclame sur le bûcher sa foi dans le filioque, mais elle n’est pas reconnue par les orthodoxes. Et ce Jean maître d’équipage qui proclamait sa foi dans le Christ, je doute fort que le juge lui ait demandé son avis précis sur le filioque, il est canonisé par les orthodoxes, mais son christianisme et son martyr ne lui valent pas la canonisation par les catholiques. Pour moi, ces querelles sont incompréhensibles. Bon, j’arrête là ma crise.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Nous sommes allés voir au nord de la ville un baptistère paléochrétien, et avant d’y arriver nous tombons sur cette église moderne de culte catholique, parce qu’italienne, l’église Agnus Dei. De chaque côté de l’autel, de petits rectangles de marbre portent les noms de personnes mortes Du côté gauche, des noms de femmes, du côté droit des noms d’hommes. Il y a une certaine épaisseur, comme si derrière les plaques on avait mis les cendres de ces personnes. Je ne sais si c’est le cas.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Les morts commémorés dans l’église sont peut-être à identifier ici, à l’extérieur. Du moins la première de mes photos, en italien, concerne-t-elle des hommes. On sait que l’Italie de Mussolini était alliée à l’Allemagne de Hitler. L’armée italienne n’était pas prête à faire la guerre, mais voyant avec quelle facilité Hitler avançait, Mussolini se voit déjà en vainqueur et entre en guerre aux côtés des armées des Nazis. C’est la déroute, et le 8 septembre 1943 la capitulation est signée. Mussolini tente de maintenir le fascisme dans le nord du pays, tandis que le sud rejoint les Alliés. En octobre 1943, pour se venger, les nazis assassinent plus de cent officiers italiens et jettent leurs corps dans des fosses du côté de Linopoti, un bourg situé à une dizaine de kilomètres de la capitale: “Pieusement enlevés des fosses de Linopoti, reposent ici depuis mars 1945 les restes mortels de soixante-six, sur plus de cent, officiers italiens que les balles allemandes ont tués clandestinement en octobre 1943”.

 

La seconde photo donne les noms d’hommes également. J’en ai compté quarante-six ou quarante-sept. Ce ne sont donc pas les soixante-six évoqués précédemment, à moins que dix-neuf corps n’aient pas pu être identifiés. Ou bien ce sont les noms de ceux qui ne sont pas enterrés à côté, parce que leurs restes n’ont pas été retrouvés. Ici, le texte est en grec. Il dit: “La Municipalité de Cos célèbre la mémoire des officiers italiens, victimes du nazisme de Linopoti, octobre 1943”.

 

Au bas de cette grande stèle, on voit une plaque plus petite. J’en ai fait ma troisième photo. Elle est en allemand. Comme je ne comprends pas cette langue, j’ai utilisé le traducteur Google: “Nous commémorons le deuil des officiers italiens tués par les nazis allemands en octobre 1943. Juin 2002”. Ce “Wir”, “Nous”, ne dit pas qui est l’auteur de ce texte, mais selon toute vraisemblance ce sont des Allemands, ou peut-être le consul d’Allemagne, pour montrer que l’Allemagne n’était pas solidaire d’un seul bloc avec Hitler et le nazisme. De même, aujourd’hui en France tout le monde semble avoir été résistant si l’âge le permet, ou profondément hostile à la France de Vichy si l’âge n’autorise pas à se prévaloir d’un engagement dans la résistance. Pourtant, le livre d’Henri Amouroux, Quarante millions de pétainistes, n’est pas un ouvrage de fiction. Pour ma part, lorsque j’évoque la Seconde Guerre Mondiale, j’évite soigneusement de parler des Allemands, je dis les Nazis. Ou bien l’armée allemande. D’ailleurs, quel que soit le pays, lorsqu’il y a des élections (élections libres, s’entend), on voit bien aux résultats que l’unanimité politique et idéologique ne peut exister.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Il était important pour nous de voir cela. Nous nous y sommes attardés. Mais nous avions pris cette direction pour voir le baptistère paléochrétien dédié à saint Jean Baptiste, et nous nous y sommes donc rendus ensuite.

 

Ce petit bâtiment du cinquième ou du début du sixième siècle était à l’origine le baptistère d’une grande basilique dont les Italiens, quand ils occupaient l’île, ont retrouvé des traces en procédant à des fouilles. La zone de l’île de Cos est situés sur une faille, et les tremblements de terre de grande amplitude ont été nombreux au cours des âges, tel celui de l’an 554 qui a détruit complètement la basilique. Le baptistère a résisté et, privé de sa basilique, il a plus tard été utilisé comme chapelle du cimetière, rôle qu’il joue encore aujourd’hui. Une fissure importante a été détectée, et il convient de prendre de sévères mesures de restauration si l’on ne veut pas que tout l’édifice s’effondre. Espérons que les crédits seront trouvés et les travaux entrepris.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Carré à l’extérieur, il est circulaire à l’intérieur. Autour, sept niches semi-circulaires le font parfois appeler Επτά Βήματα, c’est-à-dire l’église des “Sept Tribunes”. Autrefois supportée par huit colonnes, la coupole ne l’est plus que par trois colonnes anciennes, les autres ayant été remplacées par des pans de murs. À part ces pans de murs qui sont postérieurs, l’intérieur ne comporte que des courbes, la seule surface plane, si petite soit-elle, est le sol. L’architecte Aris Poziopoulos insiste sur le caractère très intéressant de cette construction, où se recoupent des formes cylindriques, sphériques et coniques. Sur les parois il reste quelques traces de fresques dont les plus anciennes remontent au treizième siècle, mais j’ai estimé que leur état ne justifiait pas la photo, parce que l’on ne distingue presque plus rien.

 

L’importance de ce baptistère et de la basilique dont il dépendait laissent penser qu’il y avait à Cos une communauté chrétienne riche et nombreuse, mais ce sujet a jusqu’à présent été fort peu étudié, ce qui fait que l’on en reste à des hypothèses vagues.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

En commençant la présente section de l’article d’aujourd’hui, j’ai pris soin de ne pas parler d’églises, mais de lieux de culte, parce que les Turcs, qui ont longtemps occupé l’île, étaient musulmans. Ils ont construit des mosquées, avec des minarets, et les Italiens dans un premier temps, les Grecs par la suite, n’ont pas tout détruit. Sur ma photo ci-dessus, plus de mosquée, seul subsiste un minaret, mais le responsable de la destruction d’Eski Cami (la Vieille Mosquée, pas si vieille que cela cependant puisqu’elle datait du dix-huitième siècle), c’est le tremblement de terre de 1933.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Cette mosquée a tenu le coup. Tout à l’heure, sur la Place de la Liberté, j’ai montré le petit kiosque de la fontaine qui est devant elle, mais j’ai réservé pour maintenant cette mosquée du Defterdar (Grand Argentier, ou plus exactement “celui qui tient le rôle des impôts”, un peu comme le surintendant des finances de l’Ancien Régime en France, autrement dit un collègue de Fouquet) Ibrahim Pacha. Cet Ibrahim a exercé ses fonctions sous Mourad III puis Mehmet III, c’est-à-dire à la fin du seizième siècle, mais la mosquée qui porte son nom a été construite à la fin du dix-huitième siècle.

Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014
Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Du 4 au 13 septembre 2014

Et puis avant de finir, ces quelques photos de l’intérieur. Il n’y a sans doute là rien d’exceptionnel, mais le bâtiment est lumineux, et puis le tapis est somptueux. Parce que l’on se déchausse pour entrer dans une mosquée, le sol en est toujours recouvert de tapis, souvent beaux. Et celui-ci me plaît particulièrement.

 

N.B.: Juillet 2017. Un nouveau séisme a frappé Cos, provoquant deux morts et de nombreux blessés. Cette mosquée et son kiosque fontaine ont été gravement touchés. On peut en voir une image sur le site de France Info (c’est la dernière, tout en bas de la page).

Et j’apprends aussi que ce musée archéologique que je suis bien triste de n’avoir pu visiter, a rouvert ses portes il y a presque un an.

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6 septembre 2017 3 06 /09 /septembre /2017 23:55
Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014
Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014
Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Nous allons disposer d’un peu plus de temps à Kalymnos qu’à Leros, mais l’emploi du temps de ce jour est serré: nous avons quitté Leros à 14h55, nous sommes à Kalymnos à 15h35. Nous en repartirons à 20h45 pour accoster à Leros à 22h30. Nous récupérons notre camping-car laissé sur le port, rapide dîner, et au lit. Car demain matin, le ferry vers Cos lève l’ancre à 4h55. Alors pour avoir le temps de prendre une douche matinale et de nous présenter à l’embarquement un moment avant le départ, la nuit va être courte. Mais en attendant, nous disposons de cinq heures à Kalymnos.

 

Kalymnos est au sud, sud-est de Leros, mais la capitale, avec son port, est située sur la côte sud de l’île. Le ferry va longer toute la côte ouest, nous donnant l’occasion d’avoir un aperçu de ce que nous n’aurons pas le temps d’aller voir. C’est un décor de collines arides qui plongent dans la mer, et parfois, dans une anfractuosité, un village parvient à se loger (première photo ci-dessus). Un peu plus loin, l’espace sera même suffisant pour que trouve place une petite ville (seconde et troisième photos).

 

Collines arides… Je vais laisser la parole à Charles Sonnini de Manoncourt, auteur d’un Voyage en Grèce et en Turquie fait par ordre de Louis XVI (il a voyagé en 1778-1779, mais a publié son récit en 1801), qui, appelant cette île Calamo, commente: “Calamo est en effet une île pauvre, qui ne peut suffire à la subsistance de ses habitants, occupés presque tous à se procurer des ressources étrangères par le cabotage. Leurs montagnes recèlent, à la vérité, des minéraux; mais cette circonstance qui, sous un autre gouvernement que celui des Turcs, ferait la richesse d’un pays, deviendrait, sous celui-ci, une source de vexations et de ruine”.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

En voyant ces paysages arides, on n’imagine pas des multitudes de fleurs offrant leur pollen aux abeilles; et pourtant c’est par son miel qu’Ovide qualifie Kalymnos. Je vais citer ici, d’abord en latin, puis dans la traduction que j’en propose, le passage des Métamorphoses (livre VIII, vers 215-225) qui évoque, mais en trois mots seulement, l’île où nous sommes aujourd’hui:

 

“Hortaturque sequi damnosasque erudit artes

Et movet ipse suas et nati respicit alas.

Hos aliquis tremula dum captat harundine pisces,

Aut pastor baculo stivave innixus arator

Vidit et obstipuit, quique aethera carpere possent,

Credidit esse deos. Et iam Iunonia laeva

Parte Samos (fuerant Delosque Parosque relictae)

Dextra Lebinthos erat fecundaque melle Calymne,

Cum puer audaci coepit gaudere volatu

Deseruitque ducem caelique cupidine tractus

Altius egit iter”.

 

“Et [Dédale] exhorte [son fils Icare] à le suivre, et il lui enseigne cette technique funeste; lui-même agite ses ailes et surveille derrière lui celles de son fils. Un homme en train d’essayer de prendre des poissons avec sa canne à pêche qui tremble, un berger appuyé sur son bâton, un laboureur pesant sur le manche de sa charrue, les ont vus et en ont été paralysés de stupeur, ils se sont dit que ces êtres qui pouvaient fendre les airs étaient des dieux. Et déjà sur leur gauche il y a la Samos de Junon (ils ont dépassé Délos et Paros), sur leur droite il y a Lebinthos [aujourd’hui Levitha, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Kalymnos] et Kalymnos la grande productrice de miel, quand l’enfant a commencé à prendre beaucoup de plaisir à ce vol audacieux: entraîné par l’attrait du ciel, il a abandonné son guide, il est monté plus haut”.

 

On connaît la suite, plus près du soleil la cire qui fixait les plumes constituant les ailes va fondre, et Icare va tomber à la mer. Cela se passera près des rives de l’île qui prendra le nom d’Ikaria (voir mon article Ikaria. Du 24 au 27 août 2014).

 

La carte de ce secteur de la mer Égée que j’ai essayé de dessiner ci-dessus (en ne laissant que les îles principales, ou de plus petites si nous y sommes passés et qu’elles ont fait l’objet d’un article de mon blog) permet d’imaginer le trajet suivi par Dédale et Icare, passant entre Délos et Paros, puis au nord de Levitha et entre Kalymnos et Samos, sans doute plus près de Samos que de Kalymnos si, en approchant de Samos, Icare est tombé à la mer un peu au sud d’Ikaria.

 

Délos est petite, infiniment plus petite que Mykonos, et pourtant c’est cette petite île que nomme Ovide. Entre Samos et Kalymnos, Ovide aurait pu être plus précis en citant Leros ou Patmos. Je me suis posé la question de savoir pourquoi il avait fait ces choix. À l’époque où Ovide compose les Métamorphoses, c’est-à-dire à l’extrême début de notre ère, aux alentours de la naissance supposée du Christ, l’Égée était parcourue en tous sens par les navires romains, toutes les îles étaient connues des navigateurs. Cela sur le plan géographique et scientifique. Un homme cultivé comme Ovide connaissait probablement la plupart des noms des îles, mais pour son public, quoique cultivé, certains noms n’auraient sans doute rien dit. Délos, l’île de naissance d’Apollon et d’Artémis (qu’ils assimilent à leur Diane), avec le grand sanctuaire dédié à ces dieux, tout le monde le connaît. Mykonos, à une époque où les touristes ne l’envahissaient pas pour se baigner et pour faire la fête jusqu’au bout de la nuit, ne devait pas être très connue. Patmos et Leros étaient pratiquement désertes, mais si à Rome on pouvait acheter du miel de Kalymnos ce nom devait être plus évocateur pour les lecteurs. Cela dit, je ne sais pas trop ce que pouvait évoquer le nom de Lebinthos/Levitha pour un lecteur romain.

 

Dans l’Art d’aimer, Ovide raconte, souvent avec les mêmes mots, la même histoire de Dédale et Icare. Je ne vais pas citer encore tout le passage, juste trois vers (II, 79-81):

 

“Iam Samos a laeva (fuerant Naxosque relictae

          Et Paros et Clario Delos amata deo)

Dextra Lebinthos erat silvisque umbrosa Calymne”.

 

soit:

“Déjà il y avait Samos à leur gauche (ils avaient dépassé Naxos et Paros ainsi que Délos aimée du dieu de Claros), à leur droite il y avait Lebinthos et Kalymnos ombragée de forêts”. Ici apparaît le nom de Naxos, célèbre entre autres par la légende d’Ariane abandonnée par Thésée, mais trouvée par Dionysos qui en tombe amoureux, qui l’épouse et la transporte sur l’Olympe. De nouveau Lebinthos est citée mais sans aucun détail pour la caractériser, et cette fois-ci notre île de Kalymnos apparaît couverte de forêts. Le miel, les forêts, pour Ovide Kalymnos jouit d’une nature accueillante.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

À peine sommes-nous arrivés, nous débarquons vite parce que la foule de ceux qui viennent nous remplacer à bord piétinent sur le quai, et se précipitent sur la passerelle dès que le dernier passager pour Kalymnos a mis pied à terre.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014
Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Dès l’entrée dans le port, depuis la mer on a la perception d’une île toute différente, avec une autre personnalité, une architecture qui lui est propre.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014
Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Par la suite, la ville étant bâtie à flanc de colline, on va avoir d’en haut une vue plongeante sur le port et sur cette partie de la ville qui a profité du petit espace plat entre la mer et les collines. Ce n’est pas ce qui a le plus de charme, je préfère la ville tortueuse et montueuse. Et puis le soir, pour reprendre notre bateau vers Leros, nous sommes redescendus sur le port qui, à la nuit, offre une autre physionomie.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Oui, on va découvrir une ville de charme, alors fuyons le plus vite possible cet horrible parking du port et allons découvrir ce que cache cette ligne de voitures.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Dans mon précédent article, Leros. Mercredi 3 septembre 2014, j’ai parlé de l’occupation italienne du Dodécanèse pendant l’entre-deux-guerres et de la multiplication des édifices d’architecture mussolinienne. Ici à Kalymnos, nous en retrouvons, cet hôtel de ville par exemple.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014
Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014
Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Mais tout le charme de cette ville n’est sûrement pas dans les massifs et puissants édifices. Les architectes mussoliniens n’ont pas trouvé l’espace nécessaire pour implanter de lourdes constructions, et les petites rues ont gardé leurs maisons traditionnelles. La rue de ma troisième photo ci-dessus, avec son virage en épingle à cheveux, ses quelques marches ici ou là, sa largeur variable au gré des constructions, sa passerelle d’une maison à l’autre au-dessus d’un passage étroit, la vue tantôt ouverte sur la ville basse, tantôt resserrée entre deux murs, tout cela donne une forte personnalité. Quant à ma seconde photo, cette ruelle en escalier très raide est si étroite qu’elle n’autoriserait pas le passage d’une personne de forte corpulence et si l’on porte quelque chose (par exemple mon fourre-tout photo que j’ai normalement à l’épaule), il faut porter le sac ou le colis devant son ventre ou derrière son dos pour pouvoir y passer.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Levons les yeux, et c’est un tout autre décor qui apparaît sue le sommet de la falaise. Nous n’avons pas eu le temps d’y monter car il faut faire un grand tour pour y accéder et nous n’étions pas motorisés, mais j’imagine le panorama splendide sur la ville et sur la mer lorsque l’on est là-haut.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014
Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

En nous promenant en ville, nous relevons ces témoignages de la présence italienne dans l’île, l’indication en grec et en anglais “vers le chemin italien”, et ailleurs, sur un mur, un cadre autour de carreaux de céramique qui signalait la présence en ce lieu d’un bureau des “Carabiniers royaux”, avec les armoiries du Royaume d’Italie. La couronne, au sommet du blason, est celle du roi, bien sûr, mais au centre cette croix est celle de la Maison de Savoie: en effet, le roi qui a unifié l’Italie, Victor-Emmanuel II, était duc de Savoie, et après sa mort en 1878, un décret de 1890 a institué officiellement ces armoiries comme celles du Royaume d’Italie, décret signé par le roi Humbert Ier, son fils et successeur.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Poursuivant notre promenade, nous remarquons cette grande tour au bout d’un vaste parvis au sol élégamment décoré. C’est la Tour de l’Horloge.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014
Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014
Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Ailleurs, une église, ou plutôt une petite chapelle, à l’aspect tout à fait inattendu, car située tout au bout d’une très vaste terrasse qui lui tient lieu de parvis. Non seulement ce parvis est totalement disproportionné en comparaison de la capacité de l’église, mais en outre cette situation en terrasse accessible seulement par des marches est inhabituelle et étonnante.

 

Et l’intérieur n’est pas moins étonnant. Nulle part je n’ai trouvé de quand date cette chapelle, mais je ne serais pas étonné qu’elle ait été transformée du culte catholique au culte orthodoxe, car son iconostase semble avoir été bricolée, ajoutée après coup. En outre si, sur cette façade de l’iconostase, on trouve les traditionnelles icônes de la Vierge et du Christ avec quelques saints, en revanche la frise du sommet de l’iconostase, où l’on s’attend à trouver les scènes principales de la vie et de la mort du Christ, naissance, miracles, Passion, ne représente rien de cela, mais, autour de la Cène, les portraits de douze personnages. Le premier homme, à l’extrême gauche, porte une clé à la main, c’est donc saint Pierre, sans aucun doute possible, et cela m’amènerait à voir dans ce groupe les douze apôtres. Toutefois, s’ils sont normalement douze à table autour de Jésus, y compris Judas qui va le trahir le lendemain matin, il serait très étonnant que son portrait individualisé soit célébré au haut de l’iconostase. Par ailleurs, avec ses longs cheveux et son visage très fin, le second personnage à la droite de la Cène serait alors le jeune saint Jean, mais étant le disciple préféré de Jésus, traditionnellement représenté auprès de lui lors de ce dernier repas, il est ici repoussé à une place anonyme. Mais il est vrai que sur la représentation de la Cène, au centre, il porte les mêmes très longs cheveux et la même couleur mauve de vêtement. Je ne pense pas que ce puisse être la représentation d’une femme, Marie Madeleine, remplaçant le portrait du traitre Judas.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014
Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

N’est-elle pas originale, elle aussi, cette petite chapelle dans cette cour close? La porte en étant fermée nous ne pourrons pas y pénétrer, mais au-dessus de l’entrée ce relief qui représente saint Georges terrassant le dragon suggère qu’elle est dédiée à ce saint.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Voyons maintenant quelques-unes des sculptures qui décorent la ville. Commençons avec ce buste, qui est celui d’Oikonomos Pizanias, “intrépide chef militaire de la lutte du nord du continent, 1913”, dit le texte gravé sur le piédestal de la sculpture.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Cet homme est Skevos Zervos (1875-1966), “digne enfant de sa patrie, Kalymnos”. Médecin, chercheur, pionnier de la greffe, professeur d’université. Cette plaque sur son piédestal oublie de préciser (à moins que ce ne soit par pudeur?) que cette greffe qui l’a honoré et qui a été un plein succès est celle de testicules de singe sur un homme. Ce que j’ignore, c’est la suite de ce que peut donner une telle greffe, car la prostate de l’homme ne produit que le sperme, ce sont les testicules qui produisent les spermatozoïdes qui, seuls, vont chercher à s’unir avec un ovule féminin. Donc des spermatozoïdes de singe. S’agissait-il de féconder in vitro une femelle singe? De tester sur une femme la gestation d’un hybride? De savoir si, transplantés dans un corps d’homme, ces testicules produiraient des spermatozoïdes humains? Il serait très intéressant de connaître le but de ces recherches et de cette opération, et ensuite le résultat de l’usage qui en a été fait.

 

Il est fait allusion ensuite à l’action politique de Zervos et à sa collaboration avec Elefthérios Venizelos en vue de la libération des îles du Dodécanèse. La plaque ne précise pas que cela, c’était à la conférence de la paix à Paris en 1919. Officiellement, les îles n’étaient pas italiennes, mais rendues à l’Empire Ottoman. Ce n’est que plus tard, à Lausanne en 1923, que les Italiens vont les annexer. Venizelos et Zervos n’auront donc pas obtenu le rattachement à la Grèce.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Cette composition met en scène deux hommes qui s’inclinent devant trois bustes. Sous chacun des bustes, une plaque nous informe de qui il s’agit. Ce sont, de gauche à droite:

– “Vice-amiral Christodoulos Karathanasis, Imia 31-1-1996”;

– “Vice-amiral Panagiotis Vlachakos, Imia 31-1-1996”;

– “Porte-drapeau Hector Gialoupsos, Imia 31-1-1996”.

Imia est un minuscule îlot inhabité entre Kalymnos et la côte turque, revendiqué ainsi que son frère jumeau tout proche à la fois par la Grèce et la Turquie. Selon Wikipédia “La tension a abouti à des crises proches de l'affrontement militaire, en 1987 et en 1996”.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

La photo ci-dessus  n’est pas de moi, je l’ai copiée dans le magazine Greek Reporter qui rappelle les événements. On peut y voir que ces deux îles sont ridiculement petites et inhabitables et que l’enjeu est uniquement politique et économique puisque les îles définissent aussi les eaux territoriales qui les entourent. En réalité, le 29 décembre 1995, la Turquie déclare que ces deux îlots sont turcs. Évidemment, cela a immédiatement rappelé la façon dont la Turquie s’est approprié le nord de Chypre en 1974, annexion toujours pas reconnue par la communauté internationale. Le 9 janvier 1996, le ministre grec des Affaires Étrangères réplique que la souveraineté grecque sur ces îles ne sera pas remise en question, et le 26 janvier le maire de Kalymnos et un prêtre sont allés hisser le drapeau grec sur Imia. Sans consulter les militaires ou les officiels, des journalistes turcs vont alors en hélicoptère le remplacer par le drapeau turc. Le 30 janvier, l’armée grecque procède à son tour au remplacement des couleurs turques par les couleurs grecques. Le même jour, des navires grecs, turcs et de l’OTAN mettent le cap sur l’île. À l’aube du 31, un hélicoptère de la marine grecque survole Imia et dit par radio constater que des troupes turques y ont débarqué. C’est alors que, pour des raisons inconnues, l’hélicoptère s’abat dans la mer. Du côté turc, on accuse le mauvais temps, du côté grec on dit que l’hélicoptère a été abattu par les Turcs. Les trois hommes dont les bustes figurent sur ma photo ci-dessus y ont laissé leur vie. Les États-Unis font alors pression sur les deux pays concernés pour que les troupes des deux nations se retirent de l’île, et depuis ce temps le conflit n’est pas résolu.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Même origine pour la photo ci-dessus, magazine Greek Reporter. Je lis dans ce journal “The crew members, Christodoulos Karathanasis, Panagiotis Vlahakos, and Ektoras Gialopsos, are revered as heroes by many Greeks, particularly the neo-Nazi ultra-patriotic Golden Dawn party”, soit:

 

“Les membres d’équipage, Christodoulos Karathanasis, Panagiotis Vlachakos et Hector Gialopsos sont révérés comme des héros par de nombreux Grecs, en particulier par le parti néo-nazi ultra-patriotique Aube Dorée”. Et en effet ce parti, en grec Χρυσή Αυγή, est ouvertement raciste et se déclare officiellement xénophobe. Régulièrement des étrangers sont attaqués par ses adhérents, et même deux députés ont été arrêtés et jugés pour avoir participé à ces agressions. Cette photo montre une manifestation au cours de laquelle les orateurs s’en prennent à l’État grec accusé de haute trahison pour n’avoir pas attaqué la Turquie. Je ne connais pas la couleur politique de la municipalité de Kalymnos qui a placé là ces bustes et les deux hommes qui les saluent avec respect, mais il est évident que l’on peut respecter leur courage et leur action sans sombrer dans le néo-nazisme, la xénophobie et ces idéologies sulfureuses qui ont malheureusement tendance à fleurir de nos jours dans bien des pays.

 

Au pied des bustes, à droite, deux plaques accolées. Celle du bas nomme le maire (Georgios Roussos) à l’époque où a été érigé ce monument, les donateurs qui l’ont financé, etc.; celle du haut cite, en grec ancien puis en traduction grecque moderne, une inscription antique du sanctuaire d’Apollon: “…pour que tous soient informés que les habitants de Kalymnos rendent grâce à leurs bienfaiteurs…”, et à gauche, une autre plaque cite quelques vers du poète Constantin Cavafis. Pourquoi me fatiguer à les traduire, puisque j’ai dans ma bibliothèque un livre de poèmes de cet auteur traduits par Dominique Grandmont? Édition Poésie Gallimard, 1999-2003, page 160. Ce poème gravé sur la plaque de marbre s’intitule Vous qui avez combattu pour la ligue achéenne:

«Vous, les valeureux combattants qui êtes tombés au champ d’honneur,

sans craindre un ennemi victorieux sur tous les fronts.

Vous êtes sans reproche, malgré les erreurs de Diéos et de Critolaos.

Chaque fois que les Grecs voudront rappeler leurs exploits,

“Voilà ce dont notre peuple est capable”, diront-ils

de vous. Aucun hommage ne vaudra celui-là».

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

De loin, en apercevant cette statue, j’ai cru voir Icare, avec ses ailes. En m’approchant, j’ai constaté que, ni sur son thorax, ni sur le bas de son torse on ne pouvait prendre ce grand bronze pour la représentation d’un homme… Une victoire ailée, alors? Non, l’inscription informe qu’il s’agit d’ΕΛΕΥΘΕΡΙΑ, la Liberté. Intéressante, cette sculpture. Ce n’est pas une Liberté conquérante comme celle qui guide le peuple dans le célèbre tableau de Delacroix, ce n’est pas non plus une Liberté installée et protectrice comme celle de New-York sculptée par Bartholdi. Ses ailes sont encore déployées, elle vient de se poser sur cette île de Kalymnos, elle s’avance pour s’offrir aux habitants du lieu. C’est aussi une sorte de conquête, mais plus pacifique que celle de Delacroix qui entraîne derrière elle des hommes armés et marche sur des cadavres. Celle de Kalymnos est sereine.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014
Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Sur chacune des faces de la base, est fixée une plaque de bronze en bas-relief. Voici deux de ces plaques. La première représente un homme en slip de bain qui serre la main à un scaphandrier. Ce sont, bien sûr, des pêcheurs d’éponges, celui du passé qui plongeait sans équipement, et celui du présent qui bénéficie de la technique moderne. Quand je parlais de l’île d’Ikaria, j’ai cité Thévenot (1664), “aussitôt tous les garçons se dépouillent tout nus devant tout le monde, la fille y étant présente, et se jettent dans l’eau” (mon article Ikaria. Du 24 au 27 août 2014), ce qui veut dire que le sculpteur, par pruderie ou pour ne pas choquer celle des passants, a revêtu le plongeur d’un slip de bain anachronique…

 

La sirène de la seconde plaque, elle, ne se pose pas ces mêmes problèmes de pudeur, elle ne porte pas de maillot de bain, pas même un tout petit bikini minimum. Il est vrai qu’avec une queue de poisson il est difficile d’enfiler un slip! Cela dit, ce n’est certes pas une œuvre d’art impérissable, mais le mouvement est assez gracieux. Le soleil, la mer, un bateau, un dauphin, Kalymnos est le paradis.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Puisque je viens, à propos de ces plaques de bronze, d’évoquer des pêcheurs d’éponges, le moment est venu de parler de cette activité. “Factory”, usine, pour des éponges naturelles, le mot peut paraître bizarre. En fait, il y a dans l’île de Kalymnos plusieurs de ces ateliers de séchage et de traitement des éponges. Nous n’en avons pas visité, je ne peux donc dire comment on procède, mais il est clair que ces êtres vivants nécessitent un traitement chimique pour ne pas pourrir. Mais leur usage pour la toilette est excellent, car extrêmement doux, et il paraît qu’elles peuvent absorber plus de vingt fois leur poids d’eau.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

À défaut de visiter un atelier, nous sommes entrés dans une boutique qui s’adresse beaucoup plus aux touristes qu’à la population locale. Cette photo placardée sur le mur montre une éponge géante telle qu’elle vient d’être ramenée du fond de la mer.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Il s’agit bien d’une boutique spécialisée, et non d’un musée. Montrer quelques photos agrandies sur le mur et un ou deux objets, tel ce scaphandre, cela ne constitue certes pas un musée, mais je trouve que c’est une bonne idée pour mettre le visiteur dans l’ambiance.

Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014
Kalymnos. Mercredi 3 septembre 2014

Puisque l’une des spécialités historiques de Kalymnos est la pêche des éponges de mer, c’est avec ce sujet que je vais terminer mon article d’aujourd’hui. Et après en avoir parlé, le moment est venu d’en montrer. Ce magasin en regorge, et les plus petites sont d’un prix vraiment extrêmement raisonnable. Cela peut inciter à en rapporter quelques-unes comme petit souvenir aux amis. En regardant le côté droit de ma dernière photo, on constate que ces éponges peuvent être classées en deux catégories selon leur forme, il y a les “rayons de miel” et les “tasses ”.

 

Wikipédia est une mine de renseignements. Je m’y reporte souvent, mais je me méfie toujours un peu des informations qui y sont données. Par exemple, je lis dans l’article “éponge“, à la rubrique “Éponges animales, historique” une information qui serait intéressante si elle était exacte: “Il semble qu'elles aient été exploitées dès deux siècles avant notre ère par les Crétois”. Deux siècles avant notre ère? Par les Crétois? Dans l’Odyssée d’Homère, composée au huitième siècle avant Jésus-Christ, il en est question. Nous sommes dans le palais d’Ulysse, dans l’île d’Ithaque, en mer Ionienne (près de la côte ouest de l’extrême sud de la Grèce continentale). Voilà dix ans que la Guerre de Troie est finie, et Ulysse n’est pas encore de retour. On le croit mort, et les jeunes nobles sont nombreux à solliciter la main de Pénélope, sa femme, sa supposée veuve, et ces prétendants passent leur temps au palais à banqueter aux dépens du roi Ulysse. Odyssée, chant I, vers 108-111:

 

Κήρυκες δ' αὐτοῖσι καὶ ὀτρηροὶ θεράποντες

οἱ μὲν ἄρ' οἶνον ἔμισγον ἐνὶ κρητῆρσι καὶ ὕδωρ

οἱ δ' αὖτε σπόγγοισι πολυτρήτοισι τραπέζας

νίζον καὶ πρότιθεν, τοὶ δὲ κρέα πολλὰ δατεῦντο.

 

Ce que je traduis (il est bon que je le fasse de temps en temps pour empêcher mon cerveau de trop rouiller):

“Des hérauts et des serviteurs rapides mêlaient pour eux [=les prétendants] le vin et l’eau dans les cratères, tandis que d’autres lavaient les tables avec des éponges aux nombreux trous et les plaçaient devant eux, et puis ils tranchaient de grandes quantités de viandes”.

 

Il est impressionnant de voir une telle quantité d’éponges dans ce magasin, surtout quand on pense qu’il y en a plusieurs du même type sur l’île. Lorsque les plongeurs travaillaient en apnée, même avec un entraînement leur permettant de rester longtemps sous l’eau, même en étant nombreux à procéder à cette pêche, la collecte des éponges naturelles ne pouvait pas atteindre l’intensité qui est la sienne aujourd’hui avec les techniques modernes de plongée. J’ignore tout du temps de reproduction des éponges, de la proportion des éponges collectées par rapport à la population totale, et donc du risque de les voir disparaître du fait de la surpêche. La vue de ce magasin produit sur moi un double effet, d’une part un grand intérêt pour ce que je vois, et d’autre part une grande crainte pour l’écologie.

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4 septembre 2017 1 04 /09 /septembre /2017 23:55

Nous avons jeté un tout petit coup d’œil sur cette île du Dodécanèse. Nous sommes venus de Patmos le 3 au matin avec le camping-car, nous n’avons passé que peu d’heures avant de nous embarquer, sans véhicule, pour Kalymnos. Nous avons eu un peu plus de temps pour la visite de Kalymnos, mais pas beaucoup quand même parce que nous sommes retournés à Leros le soir, avons dormi très, très brièvement dans notre maison roulante sur le port pour nous embarquer avec le camping-car en direction de Kos où nous arriverons au petit matin. Une journée et une nuit bien remplies donc, mais qui ne nous autorisent pas à dire que nous “connaissons” Leros ou Kalymnos. Pour le présent article, donc, Leros.

 

D’après les fouilles archéologiques, l’île a été habitée au néolithique, entre 8000 et 3000 avant Jésus-Christ. On estime en général que lorsqu’Homère cite, dans la Guerre de Troie, les îles Kalydnes sous le même roi que Kos et Nisyros (chant II, vers 677), cela pourrait se rapporter entre autres à Leros.

 

Je lis que du côté de l’aéroport, où bien évidemment nous n’avons pas eu le temps de nous rendre, lors des travaux d’aménagement ont été mis au jour des restes d’un temple d’Artémis datant du huitième ou du septième siècle avant Jésus-Christ.

 

L’auteur anonyme des Notes d’un voyage fait dans le Levant en 1816 et 1817 nous dit quelques mots de cette île: “ Dès que nous eûmes mis à la voile, le vent du nord recommença à souffler avec une violence extrême, et nous força de nous réfugier dans le port de l'île de Leros. Cette île, ainsi qu'une grande partie de celles de l'Archipel, n'est habitée que par des Grecs; la seule maison turque est celle du gouverneur. La ville est bâtie sur le penchant d'une haute montagne au sommet de laquelle est une forteresse construite par les Génois, à ce que me dirent les habitants […]. Le port de Leros, l'aqueduc qui traverse la vallée, les maisons de la ville qui s'élèvent en amphithéâtre sur le penchant de la montagne dont la forteresse couronne le sommet, présentent un fort beau coup d'œil. Je n'ai rencontré nulle part de plus belles femmes et en plus grand nombre que dans cette petite ville; elles ne se voilent point le visage, et chaque soir nous les voyions passer auprès de l'aqueduc, pour aller puiser de l'eau à une fontaine où elles se réunissaient. Leur costume consiste en une longue robe d'une étoffe épaisse qui suit le contour de la taille et qui est fixée au bas des reins par une ceinture; elles portent de grands pantalons larges d'étoffe rayée, qui sont noués au-dessus de la cheville, et elles savent ajuster sur leur tête d'une manière simple et gracieuse un voile rouge dont les reflets contribuent à les embellir. Les hommes y sont affables, et se livrent généralement à la marine: ils sont d'une adresse merveilleuse aux exercices du corps; presqu'à tout coup je leur ai vu enlever, au jeu de quilles, celle du milieu toute seule, quoique l'éloignement qui séparait chacune d'elles fût peu considérable, et que les joueurs fussent placés une grande distance”. À la différence des ouvrages de Tournefort ou de Choiseul-Gouffier, celui-ci n’est pas illustré, et je suppose que l’œil aiguisé de cet auteur aurait trouvé à faire des dessins savoureux.

Leros. Mercredi 3 septembre 2014
Leros. Mercredi 3 septembre 2014

Je passerai sur l’histoire de l’île, sautant d’un bond immense jusqu’aux Guerres Balkaniques. En 1911-1912, l’Italie attaque l’Empire Ottoman pour s’approprier la Libye. Au cours de cette guerre, l’Italie parvient à occuper les îles du Dodécanèse. En ce qui concerne Leros, c’est le 13 mai 1912 qu’un détachement de l’armée italienne vient prêter main forte aux habitants de Leros pour chasser de l’île la garnison turque. Cela fait l’affaire des Grecs dans ces Guerres Balkaniques. Intervient le premier traité de Lausanne, du 18 octobre 1812, aux termes duquel la Libye échoit à l’Italie, mais l’Italie doit rendre à l’Empire Ottoman les îles du Dodécanèse qu’elle avait réussi à prendre. Et puis il y a la Première Guerre Mondiale, la guerre gréco-turque de 1919-1923, et l’Italie profite du contexte politique pour ne pas vraiment se retirer. Le second traité de Lausanne du 24 juillet 1923, considérant que la Grèce a perdu sa guerre contre la Turquie alors qu’elle avait été l’agresseur, considérant aussi que l’Italie a choisi en 1915 de se ranger aux côtés de la Triple Entente franco-anglo-russe et a participé à la victoire, décide de ne pas rattacher le Dodécanèse à la Grèce et de le donner à l’Italie. Ce n’est qu’au cours de la Seconde Guerre Mondiale, en 1943, que la Grèce va récupérer ces îles, dont Leros.

 

C’est la raison pour laquelle j’ai pris en photo ce bâtiment où l’on aperçoit, en haut du mur au-dessus de la porte, ces carreaux de céramique qui signalaient que là se trouvait un bureau de la Guardia di Finanza italienne, corps appartenant à l’armée dont les membres seraient des équivalents de nos gendarmes (chargés d’enquêtes) mais avec pouvoirs financiers. Par exemple, un automobiliste est pris en flagrant délit d’infraction par la police, la Guardia di Finanza arrive pour percevoir l’amende. Un soir tard à Ancône, j’ai été longuement suivi, puis doublé et arrêté par une voiture de la Guardia di Finanza. On m’a demandé de présenter mes papiers, ceux du camping-car, et si j’avais été en infraction ces messieurs auraient été habilités, non seulement à dresser procès-verbal comme nos gendarmes, mais à percevoir le montant de l’amende infligée. Heureusement pour moi, j’étais en règle.

 

Dans le présent article, je vais essentiellement montrer des souvenirs de cette période italienne de l’île, parce que lorsqu’on lit les Notes d’un voyage fait dans le Levant dont je viens de citer un passage, et que, gardant cette description en mémoire, on regarde le paysage autour de soi, on ne reconnaît rien. Pourtant, c’est dans le même port que nous qu’était arrivé cet auteur. L’activité édificatrice des Italiens dans une période aussi courte est hallucinante, car c’est sous Mussolini qu’elle a eu lieu, c’est-à-dire après 1923, et comme le pays a d’autres priorités avec la Seconde Guerre Mondiale, elle prend fin en 1939. Seize ou dix-sept années seulement.

Leros. Mercredi 3 septembre 2014
Leros. Mercredi 3 septembre 2014

Cette fièvre architecturale n’avait pas pour but l’aménagement d’un espace public vétuste, inadapté ou inesthétique. Elle avait un but hautement politique et psychologique. Il s’agissait, pour le pouvoir fasciste, de montrer sa force à travers une architecture urbaine massive, puissante, voire écrasante. Cela se retrouve dans les bâtiments regroupant des commerces de détail, comme sur la première des deux photos ci-dessus, de même que dans des résidences privées (ma seconde photo). Et ces lions sur ces piliers rouges sont comme la cerise sur le gâteau.

 

Évidemment, Rome présente encore plus d’exemples de cette architecture, et j’y avais consacré un article entier, avec des commentaires explicatifs. On peut s’y reporter en cliquant sur le lien: Architecture mussolinienne. Samedi 13 et dimanche 14 mars 2010.

Leros. Mercredi 3 septembre 2014
Leros. Mercredi 3 septembre 2014

Cette église témoigne aussi de cette volonté. Elle est due au crayon de l’architecte A. Bernabiti, qui l’a édifiée de 1935 à 1939. Il fallait italianiser le Dodécanèse à tout prix. Cela signifiait d’abord extirper cette foi orthodoxe qui n’avait rien d’italien, car ce sont les esprits et les mentalités qu’il convient de changer. Cette église dédiée à San Francesco était donc destinée au culte catholique. La domination mussolinienne sur l’île a été trop brève pour parvenir à transformer les Grecs en Italiens. D’ailleurs, eût-elle été plus longue, je ne suis pas sûr qu’elle y fût parvenue, pas plus que n'y sont parvenus les Ottomans qui l’ont occupée quatre siècles, de 1522 à 1912. Il est vrai cependant que les Ottomans laissaient les Grecs parler leur langue, suivre leurs usages et pratiquer leur religion, à condition qu’ils ne fassent pas sonner des cloches dans les églises et monastères, à la différence des Vénitiens, des Génois, puis des Italiens, qui voulaient éradiquer l’orthodoxie au profit de l’allégeance au pape de Rome.

Leros. Mercredi 3 septembre 2014
Leros. Mercredi 3 septembre 2014
Leros. Mercredi 3 septembre 2014

La conséquence de cela, c’est qu’une fois débarrassés des Italiens, les Grecs de Leros ont ajouté une iconostase à cette église, quelques icônes, des lustres, et ont procédé à sa consécration à saint Nicolas (Άγιος Νικόλαος) au détriment de saint François, pour en faire une église orthodoxe. De la sorte, si l’extérieur est tout à fait latin et mussolinien, l’intérieur est clairement orthodoxe, à l’exception des fenêtres dans le sanctuaire.

Leros. Mercredi 3 septembre 2014
Leros. Mercredi 3 septembre 2014
Leros. Mercredi 3 septembre 2014

Une fois libérés de l’occupation italienne, les Grecs n’ont pas détruit ce qui représentait un mauvais souvenir historique –ils en avaient connu tellement!–, ils ont seulement laissé un peu à l’abandon les bâtiments civils. Et puis avec le temps, leur vision des choses a changé, ils ont considéré ce legs comme un témoignage historique qui méritait d’être sauvegardé, et ils se sont mis à tout rénover. L’Union Européenne, par exemple, prend part au cofinancement des deux millions trois cent vingt-sept mille huit cents Euros de ce bâtiment, comme on peut le voir sur ce grand panneau. Il y est dit αποκατάσταση κινεματοθεάτρου Λακκίου, c’est-à-dire “rétablissement d’un cinéma de Lakki”, Lakki étant la ville où nous sommes, le port de l’île de Leros. Nous sommes en septembre 2014, ces travaux sont inscrits au programme européen 2000-2006, il y a un peu de retard… Mais on sait que l’Europe exige qu’il y ait cofinancement, et si l’État grec en faillite ne peut pas payer sa part (25 pour cent), l’Europe ne paie pas non plus la sienne. En outre, l’Europe n’envoie pas d’argent à l’avance, elle rembourse sur présentation des factures acquittées. Si l’on n’est pas en mesure d’avancer l’argent, on ne peut réaliser les travaux, et l’Europe garde ses sous. Je connais bien la rigidité du système, établi pour éviter que l’argent ne soit dévoyé (ce qui est fort bien), parce que j’ai eu l’occasion de bénéficier d’un programme de ce type pour mon lycée lorsque j’étais proviseur. Toutefois, avec ces camions et ces machines, il semble que les travaux soient en cours. Sans doute très lentement, au rythme des rentrées d’argent.

Leros. Mercredi 3 septembre 2014

Cela aussi date de l’époque mussolinienne, même s’il n’y a rien là de grandiose. Mais c’est du béton, c’est blanc, c’est sans fioritures. Hélas, c’est aussi sans charme et sans personnalité.

Leros. Mercredi 3 septembre 2014
Leros. Mercredi 3 septembre 2014

La photo de ce terrain de sport? Aucun intérêt. Rien du tout. Mais je l’ai prise, et je la publie, en raison de la plaque apposée sur le mur de clôture. Les deux dernières lignes, c’est le nom donné au lieu et la date, “Nicolas Xénos, année 2013”. La première ligne nous dit que c’est un stade public. Mais en y joignant la seconde je dirais plutôt “Terrain public de ποδόσφαιρο” (podosphairo, c’est-à-dire pédisphère). Autrement dit c’est un terrain de “balle au pied”, transcription très exacte de l’anglais “football”. En français, nous avons repris le mot anglais tel quel. Du coup, je me suis amusé à réfléchir à la façon d’exprimer ce sport dans diverses langues. J’en pratique quelques-unes à des niveaux divers, et pour celles que je ne parle pas du tout, lorsque je visite un pays j’achète systématiquement un petit dictionnaire de poche pour essayer de balbutier quelques mots ou comprendre ce que je lis sur le menu ou sur une affiche. Voici le résultat de mes recherches: nulle part je n’ai trouvé, comme en français, la transcription pure et simple du mot, mais parfois une adaptation phonétique, comme fútbol et espagnol, futbol en turc, футбол en russe, ou à peine déformé fotbal en tchèque (lecture du mot anglais, mais avec la prononciation locale), ce qui est une façon de garder le même mot anglais mais avec une orthographe localement adaptée. Certaines traductions ressemblent à l’original, comme l’allemand Fußball, étant donné que dans cette langue Fuß désigne le pied. Le finnois traduit complètement le mot, jalkapallo, où jalka désigne le pied et pallo la balle. De même en breton (hé oui, il fut un temps où je tentais de m’initier à la langue de mes ancêtres maternels, avec Assimil breton et un petit dictionnaire), mell-droad, où mell veut dire balle, et troad (en breton, les consonnes initiales changent selon l’environnement, c’est la “mutation consonantique”, ici le D- du mot composé correspond au T- du mot simple) veut dire le pied. Et puis il y a des langues qui créent un mot à part, comme le polonais qui dit piłka nożna, où piłka veut dire ballon, mais si j’en crois mon petit dictionnaire nożna ne signifie rien d’autre que football. Dans ma collection, il me reste l’italien, calcio, “coup de pied”, dont l’étymologie m’apparaît tout de suite à partir du latin : calx signifie le talon, calcare signifie fouler aux pieds, piétiner, calceus désigne un soulier, et de là avec un suffixe –ura notre mot français chaussure, comme la chaussée vient de calceata [via].

 

Parce que ces petits jeux linguistiques m’amusent toujours, ils ont justifié cette photo d’un coin de terrain de football sans aucun intérêt!!!

Leros. Mercredi 3 septembre 2014

Ne passant que si peu de temps à Leros et n’en montrant qu’un tout petit échantillon de l’architecture mussolinienne, j’ai pensé que je devais aussi en montrer les personnages célèbres, ou supposés tels parce que représentés dans l’espace public. Mais face à ce monsieur nommé Paris Roussos (1875-1966), j’avoue ne pas le connaître. Le texte gravé sous son buste me renseigne un peu, “protagoniste de la lutte suprême pour la libération du Dodécanèse”. Par ailleurs, sur Internet je n’ai rien trouvé, que sa signature au bas de la préface d’un livre regroupant des articles de la presse britannique parus en 1918-1919 au sujet du Dodécanèse, où il représente The Executive Committee of the Inhabitants of the Dodecanese. La place où est situé son buste porte son nom.

Leros. Mercredi 3 septembre 2014

Quant à cet Anastase Tasopoulos, que je ne connaissais pas non plus, il est qualifié de υπομοίραρχος, qui correspond, je crois, au grade de lieutenant de gendarmerie. Il est présenté comme un modèle d’altruisme et d’autosacrifice, avec une date, 22 juillet 1956, mais on n’en dit pas plus sur son action. Je cherche alors sur Internet et je trouve un journal daté du 25, trois jours plus tard. Les journalistes n’étaient pas encore bien informés mais il semble que, pour réparer une pompe située au fond d’un puits de dix-sept mètres de profondeur dans les environs de Lakki, le technicien soit descendu dans ce puits. Le voyant en difficulté, le propriétaire du puits est descendu, puis deux étudiants de l’école technique de Leros. Mais au fond du puits ils manquaient d’oxygène et sont tombés dans l’eau. Comprenant la situation et pleinement conscient du danger, Tasopoulos est venu accompagné de gendarmes et il est descendu lui-même attaché à une corde et, en bas, il s’est détaché mais lui aussi s’est trouvé asphyxié. Des cinq hommes que l’on a remontés et transportés à l’hôpital, quatre sont morts dans les heures qui ont suivi (dont ce courageux officier de gendarmerie), un seul a pu être ranimé.

Leros. Mercredi 3 septembre 2014
Leros. Mercredi 3 septembre 2014

C’est sur cette note triste que nous allons quitter Leros pour Kalymnos, avant d’y revenir pour la nuit. Nous nous rendons sur le port, et voilà notre bateau qui approche.

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30 août 2017 3 30 /08 /août /2017 23:55
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Nous voilà partis de Samos pour Patmos. Le ferry pique d’abord plein sud pour faire une escale dans la petite île de Leipsoi (Λειψοί, souvent transcrit phonétiquement Lipsi), que montre ma photo ci-dessus, puis il reprend sa route, plein ouest maintenant, et vient accoster dans le port de Patmos. Elle est bien petite aussi, cette île, mais très réputée parce qu’y a vécu en exil quelque temps “l’Aigle de Patmos”, saint Jean l’Évangéliste, et qu’il y a écrit l’Apocalypse. Il y a là un grand monastère qui vaut la visite.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

À chacune de nos étapes dans les îles, je compulse mes livres de voyageurs que j’ai pu télécharger sur le site Gallica, de la Bibliothèque Nationale de France. Et là je suis gâté, parce que Choiseul-Gouffier, dans son Voyage pittoresque de la Grèce publié en 1782, nous offre une gravure représentant une Vue de l’île de Pathmos, tandis que Tournefort, dans sa Relation d’un voyage du Levant publiée en 1717 nous offre, lui, une gravure représentant le Port de Patmos.

 

On aura noté que Choiseul-Gouffier écrit Pathmos avec un H, tandis que Tournefort l’orthographie sans H, ce qui est la graphie la plus courante. Je relève, dans le Novum lexicon græco-latinum in Novum Testamentum, de 1819, “Πάτμος, seu, ut etiam in numis scribitur, Πάθμος” ce qui signifie “Patmos, ou, comme c’est également écrit sur les monnaies, Pathmos”. Si les monnaies du temps du Nouveau Testament en attestent, il est indiscutable que dès l’antiquité les deux orthographes (correspondant à deux prononciations) coexistaient, et que l’on ne peut critiquer ni Choiseul-Gouffier, ni Tournefort.

 

“Patmos est considérable par ses ports, nous dit Tournefort, mais ses habitants n’en sont pas plus heureux. Les corsaires les ont contraints d’abandonner la ville qui était au port de La Scala, et de se retirer à deux milles et demi, sur la montagne autour du couvent de Saint Jean”.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

En regardant de très près les deux gravures, on remarque au sommet de la colline trois moulins à vent. Or ces trois moulins existent encore de nos jours. 1717, 1782, 2014…

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Voilà que nous sommes arrivés dans l’île. Ces quelques vues, dont la troisième est prise depuis le monastère, donnent une idée de la rade et de la ville. Mais notre arrivée n’a pas donné lieu à une rencontre aussi intéressante, aussi surprenante que celle qu’a faite Choiseul-Gouffier. Le texte est long, très long, mais je crois qu’il vaut la peine d’être cité:

 

“Aussitôt que mon vaisseau eut mouillé, je m'empressai de mettre pied à terre pour me rendre au couvent. J'étais loin de prévoir la ren­contre qui allait exciter, le moment d'après, mon intérêt et ma curiosité. Je m'acheminais vers la montagne, lorsque j'aperçus un caloyer [= moine des Églises d’Orient] qui en descendait, et qui s'avançant vers moi avec précipitation, me demanda en italien de quel pays j'étais, d'où je venais, ce qui s’était passé en Europe depuis sept ans qu'aucun vaisseau n’avait abordé sur ces rochers. À peine me sut-il Français: – Dites-moi, s’écria-t-il, Voltaire, vit-il encore? Qu'on se figure mon étonnement: je l'interroge à mon tour: – Qui êtes-vous, m'écriai-je, vous, moine , habitant de ces rochers, et prononçant un nom qu'on s’attend si peu d'y entendre? – Je suis l'être le plus malheureux que vous ayez jamais rencontré; mais répondez, calmez mes alarmes, et Voltaire et Rousseau, ces deux bienfaiteurs de la société, vivent-ils encore? Je le rassurai, en lui disant que ceux dont il redoutait la perte étaient vivants. – Ils vivent; l'humanité a donc encore des défenseurs de ses droits, les innocents des protecteurs, le fanatisme et l'intolérance des ennemis tou­jours armés pour les attaquer: puissent-ils vivre assez pour les anéantir, ils préserveront les autres des maux que j’ai soufferts. Je ne le suivrai point dans ses transports, ils furent violents et exagérés; ils furent ceux d'un caractère bouillant, d'une imagination vive, exaltée, mais surtout aigrie par l'infortune. Cet homme m'avait d'abord étonné, il m'intéressa bientôt; je le pressai de me dire par quels malheurs un être raisonnable et parlant le langage que je venais d'entendre, pouvait être réduit à porter l'habit de caloyer sur les rochers de Patmos. – Je suis né dans l'Archipel, me dit-il; mais je sentis, dès ma plus tendre jeunesse, le désir de sortir de l’avilissement où nous sommes. Je passai en Italie, j'y fis toutes mes études, et je devins très savant; je puis le dire, il n'est pas question d'amour-propre sur ces rochers, d'où je ne sortirai jamais. Je n'avais rien, je cherchais une place qui pût fournir à mes besoins, et satisfaire ma passion pour l'étude. Il s'en présenta une telle que je n’aurais pas osé la désirer; un cardinal m'offrit d'être son bibliothécaire. – Hé bien! qui vous empêcha de profiter de ce bonheur? – Lui-même, car il y mit un prix qui ne me permettait pas de l'accepter; en m'enrichissant il voulut m'avilir: il exigea une action toujours déshonorante; il voulut me faire quitter la religion grecque dans laquelle je suis né; mais n'allez pas croire au moins que j'y sois aveuglément atta­ché. Je crois en Dieu, et je l'atteste encore en cet instant; non je ne lui fais pas l'injure de lui supposer une prédilection particulière pour quelques cérémonies inutiles; tous les cultes sont égaux devant celui qui n'a point d'égal; peu m’importe assurément de commencer le Signe de la Croix par la droite ou par la gauche, de jeûner le mercredi au lieu du samedi, on peut observer ces règles, et ne les estimer que ce qu'elles valent; mais le prix qu'on attachait à ce changement, ne me permit pas de balancer, et je sacrifiai tout à ce qui n'eut été pour moi qu'une action indifférente, sans le motif qu'on me présentait. Réduit à la dernière misère, je revins dans la Grèce, et je me vis forcé de chercher un asile dans le couvent que vous allez voir. De quatre-vingts moines qui l'habitent, nous ne sommes que trois qui sachions lire; et que nous importe, nous n'avons que peu de livres, et à quoi nous serviraient-ils? on s'intéresse bien peu aux faits passés, quand les faits présents sont nuls pour nous; le travail des mains, en détournant de réfléchir, convient mieux à mon état: c'est mon unique ressource.

Je ne pus me refuser à un véritable attendrissement, il s'en aperçut: – Ne me plaignez pas si vivement, reprit-il, mon sort devient tous les jours moins fâcheux. J'ai été, durant les premières années de ma captivité, le plus infortuné des êtres; j'ai été vingt fois au moment de terminer ma vie et mes malheurs; il n'en est plus de même aujourd’hui; j'ai oublié presque tout ce que je savais; je suis parvenu à perdre l’intelligence que je pouvais avoir reçue de la nature; je me rapproche déjà beaucoup de ceux avec qui je suis condamné à vivre, et leur ressemblant bientôt entièrement, je ne serai plus malheureux.

Tout ce que me disait cet homme extraordinaire ne pouvait qu'au­gmenter mon intérêt: il devint bien plus vif encore, lorsqu'il refusa l'ar­gent que je lui offris. Ne consultant que cette première impression qu'inspire un malheureux, j'allais lui proposer de l'arracher à ses rochers, lui offrir un asile moins fâcheux: je jouissais déjà du plaisir de terminer ses malheurs, lorsque le reste de sa conversation, en détruisant cette illusion, me fit violemment soupçonner, ou qu'il n'avait jamais eu une bien bonne tête, ou que ses infortunes l'avaient beaucoup altérée: je le plaignis plus vivement encore; mais je désirai beaucoup moins d'en faire mon compagnon de voyage. Ses propos devenaient à chaque instant plus exagérés, son re­gard était effrayant, et c'était avec violence, avec emportement, qu'il satisfaisait ce besoin d'ouvrir son cœur, de se répandre devant un étranger devenu son confident, dans un exil où tout ce qui l'entourait depuis longtemps, était bien plus étranger pour lui.

Nous allâmes ensemble au Couvent, où je fus reçu par le Supérieur qui me parut dans l'abrutissement le plus complet. Je voulus tirer de lui quelques éclaircissements sur les manuscrits qui pouvaient se trouver dans cet ancien monastère; il me répondit avec fierté qu'il ne savait pas lire, et il me fut absolument impossible d'en obtenir une autre réponse”.

 

En lisant que Voltaire et Rousseau étaient encore vivants, alors que le livre est publié en 1782, voilà l’ancien prof de lettres que je suis pris d’un doute. Je les croyais tous deux morts à quelques mois d’intervalle, la même année 1778… Un coup d’œil au dictionnaire me rassure, ce n’est pas ma vieille tête qui divague. 30 mai 1778 pour Voltaire, 2 juillet 1778 pour Rousseau. C’est alors que je me suis rendu compte qu’un livre pouvait être publié après les événements dont il parle. Et en effet, Choiseul-Gouffier a effectué ce voyage en 1776. Voltaire et Rousseau étaient donc encore vivants.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Trois autres images prises dans la rade, pour me permettre de continuer avec la présentation générale de Patmos. Cette fois-ci, c’est Tournefort qui prend la parole:

 

“Il n’y a ni Turcs ni Latins dans cette île: un Grec y fait la fonction de consul de France, quoiqu’il n’ait ni pouvoir, ni patentes. Il nous assura que c’était pour rendre service à la nation que depuis trois générations de père en fils ils avaient pris cette qualité, sur un ancien parchemin qui leur fut expédié du temps d’un roi de France dont il ne savait pas le nom, et que nous jugeâmes être Henri IV. Je ne sais par quelle aventure ce parchemin se trouva égaré quand nous le priâmes de nous le faire voir. Ce consul est un bon homme, à qui tous les étrangers s’adressent, et qui en cas de besoin se dirait consul de toutes les nations qui abordent en cette île; il n’y perd rien, car si nous fûmes bien reçus dans sa maison, nous lui donnâmes aussi plus que nous n’aurions fait dans un autre endroit: on ne parle pas français chez lui, on y bégaie le provençal; et comme tous les habitants de l’île sont de rite grec, nous eussions fort mal passé  notre temps avec eux sans le secours du consul, chez qui les belles du quartier se rendaient, sous prétexte de venir éplucher les plantes que nous apportions de la campagne. Voilà ce qui nous occupait le plus agréablement; car d’ailleurs on ne trouve dans cette île aucuns restes de magnificence; on ne voit que trois ou quatre bouts de colonnes de marbre sur le port de la Scala: Elles paraissent d’un bon goût”.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Les belles du quartier, nous dit Tournefort (sans doute celles qu’il représente sur la gravure ci-dessus), viennent chez le consul pour éplucher la récolte botanique des Français? Ho ho! Ce qu’il dit d’elles par ailleurs laisse penser que leur intention n’est pas seulement botanique:

 

“Il n’y a guère plus de 300 hommes dans Patmos, et l’on peut bien y compter 20 femmes pour un homme: elles sont naturellement assez jolies, mais le fard les défigure d’une manière à faire horreur; néanmoins ce n’est pas là leur intention, car depuis qu’un marchand de Marseille en a épousé une pour sa beauté, elles s’imaginent qu’il n’y a point d’étranger qui descende dans l’île, qui n’y vienne faire la même emplette. Elles nous regardèrent comme des hommes fort singuliers et nous témoignèrent une grande surprise, quand on leur dit que nous n’y étions venus que pour chercher des plantes [Tournefort est botaniste, il rapportera en France 1356 plantes inconnues]: car elles s’étaient imaginées à notre arrivée que nous devions emmener au moins une douzaine de femmes en France”.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Choiseul-Gouffier, avant de partir, avait lu cela, car il y fait allusion, joignant une gravure où elles apparaissent dans une tenue vestimentaire bien différente. Et son jugement est à l’opposé:

 

“D’après le caractère prévenant que Tournefort prête aux femmes de Patmos, nous étions loin de nous attendre à la réception que nous en éprouvâmes. Elles étaient de son temps empressées de plaire aux étrangers, qu’elles croyaient toujours disposés à les épouser: ou elles ont été souvent désabusées, ou notre costume peu recherché nous fit tort dans leur esprit; jamais il n’y en eut d’aussi farouches, et nous n’avions qu’à paraître dans une rue, pour que toutes les portes fussent aussitôt hermétiquement fermées. Le désir d’acheter du pain dont nous manquions depuis quelques jours était le seul motif de nos avances; mais nous les aurions inutilement prodiguées, sans le crédit du caloyer dont j’ai parlé, qui vint à bout de nous faire notre petite provision”.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

C’est curieux, comme chaque île a sa personnalité. On retrouve toujours ces passages couverts sous forme de tunnels, et pourtant l’atmosphère ici n’est pas la même qu’à Lesbos ou à Chios. Les îles, jusqu’à Samos et Ikaria sont regroupées en “îles du nord de l’Égée”, ici nous avons abordé le Dodécanèse (dodéka signifie douze, et nêsos, prononcé nisos en grec moderne, signifie une île) mais de Samos à Patmos il y a moins de cinquante kilomètres.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

D’après ce que j’ai lu, l’île a été longtemps négligée, on gardait certes le souvenir de saint Jean et il y avait un monastère, mais le port et la ville basse, nous l’avons vu, ont longtemps été désertés à cause des pirates. Dans ces conditions, on est surpris de voir le grand nombre de constructions de qualité, comme en témoigne cette maison de pierre dont la porte encadrée d’une pierre rose est de belle facture. Sur la porte, dans l’ombre, le heurtoir apparaît très sombre sur la photo, je l’ai donc pris ensuite en gros plan avec un réglage de luminosité adapté.

 

Il pouvait y avoir des pirates extérieurs à l’île, mais à l’intérieur aussi, et pas ceux que l’on croirait! C’est du moins ce qui apparaît dans ce témoignage de Choiseul-Gouffier auquel je me demande s’il convient d’ajouter foi, tant c’est incroyable. Et puis, catholique, il est peut-être facilement enclin à critiquer les orthodoxes:

 

Il dit que le revenu des moines vient de possessions qu’ils ont dans d’autres îles, mais aussi du “tribut certain que leur rend la superstition des Grecs, admirateurs de saint Jean. Toute la Grèce est remplie de ces moines, dont presque aucun ne sait lire, mais qui tous connaissent jusqu’où peut aller l’empire de la religion sur des âmes superstitieuses. Ils ont assujetti la foule crédule de leurs compatriotes qu’ils gouvernent à leur gré; et souvent complices de leurs crimes, ils en partagent, ils en absorbent le profit. Il n’y a point de pirates qui n’aient avec eux un caloyer ou un papas, pour les absoudre du crime à l’instant même où ils le commettent. Toujours cruels, parce qu’ils sont lâches, ces misérables ne manquent jamais de massacrer l’équipage des bâtiments qu’ils surprennent, et après les avoir pillés ils les coulent à fond, pour soustraire tout indice de leurs attentats; mais aussitôt prosternés aux pieds du ministre, quelques mots les réconcilient avec la Divinité, calment leurs consciences et les encouragent à de nouveaux crimes, en leur offrant une ressource assurée contre de nouveaux remords. Ces absolutions sont taxées: chaque prêtre a un tarif des péchés qu’il doit remettre. Ils font plus: ils vont au-devant des alarmes que le crime pourrait inspirer à d’autres scélérats, qui mêlant la faiblesse à la férocité, craindraient de périr immédiatement après leurs forfaits, et avant que de s’en faire absoudre; ils les rassurent, ils les excitent en leur vendant d’avance le pardon des atrocités qu’ils méditent. On voit ces monstres revenus au port, chargés du fruit de leurs brigandages, mettre à part, prélever la portion du prêtre qui, en échange, leur donne au nom de Dieu le droit de courir à de nouvelles rapines; et ainsi munis de passeports pour le ciel, approvisionnés d’absolutions anticipées pour les vols, les adultères, les assassinats qu’ils espèrent multiplier pendant leur course, ils se remettent en mer avec la sécurité d’une conscience tranquille, et peut-être invoquent-ils le ciel même pour le succès de leur expédition”. Édifiant, non?

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Nous allons voir les monuments religieux de Patmos, mais terminons d’abord notre petit tour en ville. Ici nous sommes au cœur de la capitale de l’île, sur une grande place. Deux photos de jour, une photo de nuit, pour sentir l’atmosphère. Sur le mur de la seconde photo, à droite on peut lire (du moins quand la photo n’est pas réduite) Ελληνικά ταχυδρομεία, ce qui veut dire Postes grecques. Une plaque, sur le côté droit de la tour d’angle, nous informe que la ville est jumelée avec Auderghem, Bruxelles, Belgique. C’est rédigé en grec, langue du pays, en français, langue d’une partie de la Belgique, et en anglais, langue considérée comme internationale.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Voilà. Le monastère, maintenant. De loin, on ne croirait pas voir un établissement monastique mais bien plutôt une forteresse militaire juchée sur son rocher. C’est un monument classé par l’UNESCO au patrimoine mondial depuis 1999, et nous allons voir qu’il le mérite bien. Il est même étonnant que ce classement ne soit pas intervenu plus tôt.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

C’est dans le livre de Choiseul-Gouffier que l’on trouve cette gravure, Vue du couvent de Pathmos. Il commente: “Au milieu de l’île s’élève une montagne terminée par le couvent de Saint Jean, que l’on prendrait d’abord pour une citadelle, et dont les habitants sont en effet les souverains du pays; mais leurs états ne seraient pas suffisants pour leur subsistance, s’ils n’y joignaient des possessions dans les îles voisines”. Car auparavant, il disait que “Patmos n’est qu’un amas de rochers arides, parmi lesquels quelques vallées sont seules susceptibles de culture.”

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Ce n’est pas en s’en approchant que l’on pourra changer d’avis, avec ces hauts murs crénelés, ces tours, ces ouvertures minimales. Un château byzantin, ou ce que les Vénitiens et les Génois ont appelé un kastro, et ce qu’ont ensuite récupéré les Ottomans en le renforçant encore, produit rarement cette impression de force. Parmi tous ceux que nous avons visités au cours de notre long voyage en Grèce, je n’ai pas souvenir d’en avoir vu dont les murailles soient du type de celle de ma première photo ci-dessus.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Je ne détaillerai pas la profusion de bâtiments construits à l’intérieur de cette enceinte. Cela encore, c’est exceptionnel. Les châteaux médiévaux que nous avons visités ont souvent conservé leurs murs extérieurs, ici ou là une construction en état variable, c’est tout. Ailleurs, ce sont des pans de mur, d’anciennes citernes souterraines voûtées. Mais ici, parce que c’était un monastère et non un château, il n’a pas été détruit de la même façon et les bâtiments intérieurs ont été conservés en excellent état, comme on peut le découvrir lors de la visite, en se promenant. Parce que la religion orthodoxe interdisait aux moines d’assister à plus d’une messe par jour dans un même lieu de culte, afin de pouvoir assister à plusieurs messes ils ont construit dans l’enceinte du monastère plusieurs chapelles, on en dénombre aujourd’hui une dizaine (selon ce que j’ai lu dans mon Guide Vert, car je ne les ai pas comptées).

 

“L’île de Patmos serait peu connue, sans le Livre de l’Apocalypse qui lui a prêté de sa célébrité. Relégué sur ce rocher, saint Jean s’occupa durant son exil de cette production dans laquelle on trouve encore des obscurités, malgré les commentaires de Bossuet et de Newton”, nous dit Choiseul-Gouffier. Je prends maintenant The Greek Islands, de Lawrence Durrell. Je traduis: “Le site de la révélation [de l’Apocalypse] a été négligé pendant des siècles, et ce n’est qu’en 1088 que l’Empereur Alexis Comnène concéda les lieux à saint Christodoulos pour la fondation d’un monastère”. Puis, pour ne pas manquer à sa réputation de bonne langue incapable de la moindre médisance, il continue: “Quand on pense à quel point la piraterie était intense dans ces eaux à cette époque, on se demande si ce cadeau de l’empereur n’était pas une façon polie d’exiler un emmerdeur” [je crois que ce mot, peu amène, est le seul qui convienne pour “an awful bore”. C’est plus fort que casse-pied, c’est moins grossier que chieur]. N’ayant pas personnellement fréquenté ce Christodoulos, je m’abstiendrai de le juger sur ce point, néanmoins il faut dire que, quelques années plus tard, les moines dont il était l’higoumène (le Supérieur) le trouvèrent si insupportable qu’il préféra partir s’exiler dans l’île d’Eubée, où il est mort en 1093.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Évidemment, saint Jean est honoré tout spécialement ici, et dès l’entrée du monastère cette mosaïque l’évoque. Mais, quoi? Nous voyons des clochers ici, alors que les Turcs, qui ont occupé l’île pendant plusieurs siècles, ont partout ailleurs interdit les cloches, les clochers que nous voyons dans d’autres villes de Grèce étant postérieurs à la libération du pays du joug ottoman. Ici, c’est à Belon que je vais me référer, Les observations de plusieurs singularités et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie…, publié à Anvers en 1555: “Aussi y a un monastère de caloyers grecs, auquel on voit la main d’un trépassé, à laquelle les ongles croissent comme ceux d’un homme vivant, et combien qu’on les lui rogne, néanmoins ils reviennent grands au bout d’un espace de temps. Les Turcs ont eu occasion de dire que cette main est d’un de leurs prophètes. Mais les Grecs disent que c’est la main de saint Jean qui écrivit léans l’Apocalypse”. “Léans” est un vieux mot disparu aujourd’hui, que Littré définit “Là dedans, opposé à céans qui signifie ici dedans”. Alors si cette main miraculeuse (que l’on ne nous a pas montrée) était considérée par les musulmans turcs comme celle d’un prophète de l’Islam, le monastère qui la possédait pouvait jouir de certains privilèges, comme le dit Tournefort: “Il n’y a rien de plus rare que deux grosses cloches qui sont au-dessus de la porte de la maison, car c’est une chose bien particulière dans le Levant que de grosses cloches. Comme les Turcs ont de la vénération pour saint Jean, ils laissent jouir les caloyers de Patmos de cet avantage: il y a plus de 100 caloyers dans ce monastère, mais il n’y en reste ordinairement que 60: les autres vont faire valoir les fermes qu’ils ont dans les îles voisines”.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Toutefois, durant notre visite dans les couloirs, j’ai été frappé par la présence de ce talanton, cette planche de bois que les moines frappaient, lorsqu’ils étaient privés de cloches, pour appeler à la prière, au réfectoire, ou autres circonstances, avec des rythmes différents pour distinguer les signaux. Si les cloches étaient ici autorisées, pourquoi un talanton? Peut-être faut-il comprendre que la présence de cloches était admise, que les Turcs ont jugé bon de ne pas les fondre, mais sans pour autant en autoriser l’usage. Ou peut-être l’usage en était-il possible à titre exceptionnel lors des fêtes de saint Jean, et interdit tout le reste de l’année. Rien ni personne, ici, ne faisant allusion à ce talanton que j’ai remarqué, je n’ai pas de réponse à cette question.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

L’architecture des bâtiments est recherchée, multipliant les arcades. Nous avons vu, comme le dit Durrell, que le site a été négligé pendant des siècles. Saint Jean était à Éphèse quand il a été arrêté et conduit à Rome. Là, il a été supplicié, et l’hagiographie (sans vouloir être impie, j’ai ici envie de dire la légende, d’ailleurs je tire ce texte de la Légende dorée, de Jacques de Voragine) dit que “Domitien fit venir Jean à Rome. Là, après lui avoir fait raser les cheveux en signe d’infamie, il le condamna à être plongé dans une chaudière d’huile bouillante, en présence de la foule, devant une des portes de la ville, nommée Porte-Latine. Mais le saint n’y éprouva aucun mal, et en sortit tout à fait intact. C’est en souvenir de ce miracle que les chrétiens ont élevé en ce lieu une église […]. Cependant le saint, sorti de la chaudière, continuait de prêcher le Christ, jusqu’à ce que, par ordre de Domitien, il fut relégué dans l’île de Patmos”.

 

Quoi qu’il en soit de cet épisode de l’huile bouillante, il a donc été condamné au bannissement et à la relégation sur la petite île de Patmos, perdue en mer Égée, où il est arrivé en 95 (après Jésus-Christ, cela va de soi puisque c’est un disciple de Jésus). Cette île, en cette fin premier siècle et tout au long du second siècle a en effet été utilisée comme lieu de relégation par le pouvoir impérial romain. L’empereur Domitien, qui était au pouvoir depuis l’an 81, est assassiné en 96, et subit la damnatio memoriæ, la condamnation de la mémoire, ce qui veut dire que, comme dans 1984 d’Orwell, il ne doit “jamais avoir existé”, on détruit ses statues et son effigie partout où on peut la trouver, y compris sur les pièces de monnaie, on burine son nom sur toutes les plaques de bronze ou de marbre où il a été gravé, etc. Tournefort: “Domitien fut tué le 18 septembre, un an après le bannissement de saint Jean, mais le Sénat ayant cassé tout ce qu’il avait fait, Nerva [le nouvel empereur] rappela tous les bannis; ainsi cet évangéliste retourna à Éphèse en février ou en mars de l’an 97, et son exil ne fut que de 18 mois”.

 

Puisque saint Jean retourne à Éphèse à une époque où le christianisme n’est pas implanté à Patmos et où l’on honore principalement Artémis, on comprend que, quand le paganisme commence à être abandonné et qu’au quatrième siècle le temple d’Artémis est détruit, on délaisse les lieux. Je dis Artémis, même si une légende veut que le nom de Patmos vienne de ce que ο θεός Ποσειδώνας πάτησε [patésé] στο νησί (“le dieu Poséidon est monté [patésé] sur l’île”). Étymologie fantaisiste, bien sûr. Plus probablement, ce serait une adaptation grecque d’un mot phénicien et carien qui désigne un conifère. Or la Carie est précisément la région d’Anatolie qui fait face à Patmos.

 

Mais ce qui est vrai c’est que le monastère a été bâti sur les restes d’un sanctuaire d’Artémis. Cette déesse chasseresse avait déjà un temple en Carie, sur le mont Latmos (aujourd’hui appelé, en turc, Beşparmak Dağı). Et sur ce mont Latmos, dans le temple d’Artémis vivait le berger Endymion, un jeune berger si beau que Séléné, la déesse Lune qui parcourt le ciel pendant la nuit montée sur son char d’argent, en est tombée amoureuse. De lui, elle a eu cinquante filles, ainsi qu’un garçon, Narcisse. Mais elle ne voulait pas le voir vieillir, et elle a obtenu de Zeus (selon certains mythes, c’est lui qui le demande à Zeus) qu’il ne meure pas mais dorme d’un sommeil éternel le conservant dans son état de jeunesse et de beauté. Ce vœu a été exaucé, et souvent alors Séléné s’arrêtait au-dessus du mont Latmos pour admirer la beauté d’Endymion.

 

Or les archéologues ont trouvé une inscription du cinquième siècle gravée sur une pierre du monastère (mais cette pierre je ne l’ai pas vue de mes yeux), qui dit que Patmos, autrefois, gisait au fond de la mer. Jusqu’à présent, il me faut bien admettre ces légendes, celle d’Endymion et de Séléné est attestée par plusieurs auteurs antiques. J’espère que la réalité de la pierre est attestée par les archéologues, car quand je lis un peu partout “selon la mythologie” ou “les Anciens disaient que”, jamais les auteurs de ces récits ne donnent leurs sources. Or j’ai cherché ce qu’ils racontent chez tous les mythographes, chez Hésiode, chez les auteurs tragiques, chez Platon, chez Apollonios de Rhodes, chez Apollodore, chez Ovide, chez Hygin, chez Pausanias: rien, encore rien et toujours rien. Je crains donc fortement que cette suite de la légende, et cette fameuse pierre, soient une invention moderne qu’une agence de voyages ou un facétieux blogueur aurait mise sur Internet et que tous les sites reprennent comme si elle était authentique. Quoi qu’il en soit, cette légende, la voici, que je reprends sur ce site:

 

“La déesse Artémis se rend dans son temple du mont Latmos qui fait face à l’Asie Mineure, où elle rencontre Séléné qui était amoureuse d’un certain Endymion qui vivait dans le temple de la déesse. La Lune exhorte la déesse à repêcher l’île des profondeurs, ensuite la déesse avec l’aide de son jumeau Apollon parvient à persuader le dieu des dieux Zeus et ils ramènent l’île à la surface (de même que [l’île de] Délos). Beaucoup de fidèles de la déesse Artémis, pour manifester leur foi et leur dévotion, se sont établis dans l’île et lui ont donné le nom de Létoïs en son honneur”. En effet, Artémis et Apollon sont les enfants de Léto, et le suffixe –is, -ide signifie “fils de, enfant de”, comme en russe le suffixe –vitch, d’où le nom de Létoïs. Et je poursuis ma traduction: “Selon l’inscription évoquée plus haut, c’est dans cette île que s’est enfui le matricide Oreste poursuivi par les Érinyes en même temps que par les Argiens après le meurtre de sa mère Clytemnestre”.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Tout en poursuivant la promenade dans le monastère, je continue mon commentaire sur son origine. Ainsi donc cette légende expliquerait le lien entre le temple d’Artémis sur le mont Latmos et son sanctuaire de Patmos, l’un et l’autre attestés par les fouilles archéologiques. Mais ce qui n’a nulle part été dit, et que, je crois, personne ne sait faute d’archives à ce sujet, c’est si notre brave Christodoulos, obtenant l’île de Patmos en don de l’empereur a choisi le sommet de cette colline pour son monastère parce qu’il le mettait un petit peu à l’abri des attaques de pirates, plus faciles à contrer derrière les murs d’une forteresse juchée en hauteur, ou si, sachant que les quelques pierres taillées qu’il voyait là avaient appartenu à un temple païen de la déesse Artémis, il a voulu christianiser l’endroit pour en chasser les démons d’une religion honnie. À moins que les deux arguments aient conjointement déterminé son choix.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

J’ai, lors de la promenade, admiré cette architecture à la fois puissante et raffinée, ainsi que des détails comme cette colonne torsadée. Et puis j’ai remarqué ces croix sculptées dans la pierre surmontant un passage. Non seulement elles ne sont pas classiques, ce ne sont ni de simples croix latines ou de simples croix grecques, mais en outre elles sont différentes. L’une, au sommet, est ce que l’on appelle une croix pattée, aux bras plus larges aux extrémités qu’au centre, en outre placée dans un cercle, et l’autre une croix fleurdelisée, ce qui veut dire que ses bras s’achèvent en forme de fleur de lys. Ces croix sont donc très personnelles, et je serais tenté de supposer qu’elles ont, chacune d’entre elles, une fonction de blason d’higoumène. Je veux dire que chaque higoumène se choisissait, en fonction de ses origines, de ses actions, de ses goûts, etc., une forme de croix bien à lui, et en marquait son monastère. Mais puisque son successeur ne la condamnait pas à la damnatio memoriæ comme Domitien par Nerva, le nouvel higoumène laissait le sceau de son prédécesseur et faisait sculpter le sien un peu plus loin. Cela dit, cette interprétation est de moi, sans aucune certitude.

 

Mais le grand schisme qui a séparé l’Église d’Orient, orthodoxe, et l’Église latine catholique du pape de Rome date de 1054, le premier higoumène du monastère, en 1088, était cet orthodoxe Christodoulos, et je ne vois pas bien comment on trouverait ici le blason d’un higoumène ayant adopté, après la mort du fondateur, donc dans les toutes dernières années du onzième siècle, ou au douzième, au treizième ou au quatorzième siècle, la croix pattée des chevaliers teutons, ou les fleurs de lys des rois de France.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Je ne sais si la situation était spéciale lors de notre visite ou si c’est toujours la même chose en toutes saisons, mais nous n’avons pas été autorisés à voir quoi que ce soit. Nous nous sommes longuement promenés dans l’enceinte de ce vaste monastère, mais nous n’avons pas eu accès à la merveilleuse bibliothèque qui renferme des manuscrits très anciens, ni au catholicon et ses fresques, ni au réfectoire des moines également décoré de fresques. Heureusement, quelques murs extérieurs auxquels nous avons eu accès étaient revêtus de fresques, mais sans aucune explication.

 

Celle-ci, la Panagia avec Jésus, n’a pas besoin d’être expliquée. J’aurais juste souhaité l’indication d’une date. Dans les angles, ces quatre hommes avec chacun un parchemin, je suppose que ce sont les quatre évangélistes, même si leurs symboles sont absents, le lion, le taureau, l’aigle, l’homme ailé.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Tout le bas de cette fresque est très abîmé, presque totalement effacé, et ses contours aussi sont en piteux état, aussi ai-je préféré garder pour moi la photo de la fresque dans sa totalité et publier plutôt une autre photo, qui représente le visage en gros plan. Ici se pose la question de l’identification du personnage. La fresque entière est si endommagée que l’environnement n’apporte strictement rien. Mais cette lourde couronne, une cape brodée d’or, un sceptre, il doit s’agir d’un empereur byzantin. Il est fréquent de représenter le Christ en empereur byzantin, mais alors il a une auréole. Pas notre personnage. Peut-être s’agit-il d’Alexis Comnène, qui a offert l’île de Patmos à Christodoulos pour bâtir son monastère?

 

Je ne m’étendrai pas sur la biographie de saint Christodoulos, juste sur le fait qu’il avait fondé le monastère de la Théotokos dans l’île de  Cos, lorsque les Seldjoukides l’avaient obligé à fuir l’Asie Mineure. Mais fasciné (l’histoire ne dit pas pourquoi) par l’île de Patmos, le voilà à Constantinople suppliant l’empereur de lui concéder cette île aride et improductive contre Cos et ses plaines fertiles. Refus de l’empereur. Christodoulos insiste, insiste, demande l’intercession d’Anne Dalassène, mère de l’empereur, et c’est finalement elle qui parvient à fléchir son fils. Christodoulos repartira fonder son monastère à Patmos, y apportant les livres anciens qui sont encore aujourd’hui dans la bibliothèque.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

D’habitude, saint Christophe est représenté très laid, ou même avec une tête de chien, ce qui n’est pas le cas ici, mais cet homme, ce géant, portant un enfant sur ses épaules, et retroussant son vêtement de la main, ce ne peut être que saint Christophe portant Jésus pour franchir le gué. Je ne peux pas dire que je sois enthousiasmé par cette fresque, mais puisque je n’ai presque rien à montrer…

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Au contraire je trouve très intéressante cette représentation de démons qui sont chassés. Sur la fresque complète, on voit des hommes prosternés au pied d’un roc. L’homme âgé à barbe blanche qui, au sommet, chasse ces démons, est-ce saint Jean (sans auréole), ou est-ce Dieu? Je ne saurais le dire, mais ces diables noirs, nus, à queue de serpent, avec leurs poils rigides et blancs sur la tête, la moustache, la barbe, et qui s’envolent d’un air furieux, je les trouve désopilants.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Pas de doute, cette fresque représente les Quarante martyrs, qui vont mourir et vont recevoir la couronne destinée à chacun d’entre eux; Dieu maintient encore toutes ces couronnes en l’air, dans l’attente que le martyre soit accompli. Cette histoire, je l’explique en détail dans mon article de ce blog intitulé Le monastère d’Agios Minas, à Chios.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Le sujet de cette fresque est beaucoup moins évident pour moi. Il y a, de la mort de saint Jean, diverses versions, mais le plus fréquemment on raconte qu’il avait voulu être enterré vivant, mais que quand on avait effectué cet acte, de la manne s’était substituée à son corps. Or je vois que l’on enterre un saint avec son auréole. Mais à droite un autre personnage semble brandir une hache, et s’il s’agit bien de saint Jean je ne comprends pas à quoi cela fait allusion.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Et pour cette fresque je n’ai aucune suggestion, aucune idée. De loin, au premier moment, voyant un homme à la mer j’ai pensé à saint Nicolas sauvant les navigateurs. Mais pas du tout, car il y a à bord du navire deux saints auréolés, un jeune à droite et un plus âgé à gauche. Né selon la tradition en l’an 5, Jean avait 90 ans en 95 (il n’est pas nécessaire d’être un as en calcul mental pour trouver ce résultat) lorsqu’on l’a mené de Rome à Patmos. Son disciple Prochoros (je vais bientôt parler de lui, il sera canonisé), qui était beaucoup plus jeune, avait tenu à l’accompagner. J’ai observé de près la fresque, et me suis aperçu que le plus âgé avait les poignets enchaînés, et que le plus jeune, qui lui était libre, tenait la chaîne. Et en regardant encore plus attentivement et d’encore plus près, j’ai constaté que le plus âgé avait l’annulaire coupé à chacune de ses mains. Ce n’est pas un défaut de la fresque, qui est en très bon état à cet endroit, et à l’endroit où manque la phalange l’arrière-plan est bien visible, c’est la manche du vêtement sous la main gauche, le flanc du bateau sous la main droite. J’ai eu beau relire tous les récits dont je dispose sur cette traversée de saint Jean, nulle part je n’ai trouvé trace d’un homme tombé à la mer ni d’annulaires amputés.

 

Alors que Jean était arrivé à Patmos depuis quelques jours, il s’est trouvé confronté à un mage redoutable du nom de Kynopse qui, après plusieurs épreuves a choisi de plonger dans la mer et d’y rester le plus longtemps possible pour réapparaître ensuite comme s’il s’était ressuscité lui-même, mais il périt noyé. Là non plus, pas d’amputation de doigts, et de plus Jean n’a aucune raison d’être en bateau, ni chargé de chaînes. Alors est-ce bien saint Jean et saint Prochoros?

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Les détails curieux qui me font douter de mon interprétation des fresques, j’en trouve partout. En effet, saint Jean n’aurait pas écrit lui-même l’Apocalypse, il l’aurait dictée à son disciple saint Prochoros, et cela cadre parfaitement avec l’image que j’ai sous les yeux, deux hommes face à un papyrus. Mais cette interprétation ne peut être exacte car c’est le plus âgé qui tient le document, et de plus on n’est pas dans une grotte, et on se demande qui est l’homme qui apparaît à la fenêtre. Ce n’est donc pas cela, et je reste à admirer cette belle fresque pour le dessin, mais sans la comprendre…

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Laissons là ce grand monastère. Un autre haut lieu de Patmos, c’est la grotte où, dit-on, saint Jean a dicté l’Apocalypse à son disciple Prochoros, entre son arrivée en relégation à Patmos en 95 et sa libération et son retour à Éphèse en 97. C’est réellement une grotte dans la roche, mais ce petit bâtiment blanc est une église où peuvent être célébrées des messes devant des fidèles plus nombreux, mais qui a aussi été construite devant l’embouchure pour en protéger l’accès. Protéger… Je ne sais si des adeptes d’autres religions ou des athées militants risquent d’avoir des intentions destructrices à l’égard de ce lieu, mais les responsables semblent surtout veiller à le protéger des infâmes porteurs d’appareils photographiques qui le profaneraient en le fixant sur leur carte mémoire. Plus j’en vois, de ces NO PHOTO, et plus je les trouve imbéciles.

 

Je sais bien qu’on lit dans la Bible (Livre de l’Exode): “Tu ne te feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre”. Ni Dieu, donc, ni hommes, ni animaux. Et saint Paul enfonce le clou (Épître aux Romains): “Ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible en images représentant l'homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes, et des reptiles”. Toutes les religions qui reposent sur la Bible, la religion juive, les religions chrétiennes de toutes obédiences, l’Islam, admettent le livre de la Genèse, “Dieu dit faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance”, et si Dieu ne peut être représenté l’homme ne le peut pas non plus. Les protestants se tiennent à cette règle en ne garnissant leurs temples et leurs domiciles d’aucune statue ou d’aucune image pieuse. Mais ils se prennent en photo, comme aussi tous les autres chrétiens, catholiques, orthodoxes, dont les églises sont truffées de statues et d’icônes de saints. Les Juifs également, se prennent en photo, ils ne limitent pas l’usage de leurs appareils à la prise de vues de la nature. Quant aux musulmans, dans leurs mosquées, sur leurs bâtiments et palais, les seules décorations sont géométriques ou botaniques, mais de plus en plus on voit (je pense en particulier à notre séjour à Edirne, en Turquie, en 2012) des femmes voilées de noir de la tête aux pieds, dont seuls sont dégagés les yeux pour cadrer leur photo, en train de photographier des hommes portant longue la barbe islamique et souriant à l’objectif. Et ici, il ne s’agit pas de nous prendre en photo dans cette grotte, nous voudrions seulement en garder le souvenir, je voudrais seulement la montrer à mes lecteurs. Si c’était pour vendre leurs propres photos, il y aurait une justification économique, mais pas du tout, rien n’est proposé à la vente. Du moins plus aujourd’hui.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Alors contentons-nous d’une représentation dessinée. C’est dans le livre de Choiseul-Gouffier que j’ai trouvé cette gravure de l’intérieur de la grotte de l’Apocalypse, ou plutôt la partie construite de main d’homme, attenante à la grotte proprement dite que l’on ne fait qu’entrevoir sur la droite. Si, dans l’antiquité, le sanctuaire d’Artémis s’étendait sur tout ce rocher, le temple lui-même se serait trouvé juste au-dessus de cette grotte où Jean abritait ses visions. Et je pense qu’il y a erreur: ou bien le temple n’était pas là précisément, ou Jean n’a pas rédigé là son Apocalypse. Car comment aurait-il eu l’idée d’écrire ce livre fondamental en ce lieu du paganisme?

 

Commentant sa gravure, Choiseul-Gouffier écrit: “L’église est appuyée contre une grotte dont les rochers, si l’on en croit les habitants, ont servi d’asile à saint Jean pendant son séjour à Patmos. C’est là qu’il composa son ouvrage, et l’on m’a montré jusqu’à l’ouverture par laquelle le Saint-Esprit lui communiqua ses lumières. Les fragments de ce rocher sont un spécifique certain contre mille maladies, et surtout contre les esprits malins. Les moines grecs ne manquent pas de vendre ce remède ainsi que les absolutions. Ils conviennent même sans pudeur de ces trafics scandaleux. On vend les eaux du Gange aux peuples qui vivent sur ses bords, les prêtres lapons disposent des vents, et l’imbécile habitant du Tibet achète à grands frais, ce qui pourrait lui donner des doutes sur la divinité du grand Lama. L’imposture et la crédulité sont de tous les pays”.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Cette âpreté au gain avec le trafic d’absolutions et la détérioration de la grotte en en détachant de petits fragments pour les vendre semble ne pas avoir existé plus tôt, à l’époque de Tournefort qui, accompagnant la gravure ci-dessus, commente: “La maison qu’on appelle l’Apocalypse est un pauvre ermitage qui dépend du grand couvent de Saint-Jean. Le supérieur l’a donnée à vie pour 200 écus à un ancien évêque de Samos, qui nous reçut fort civilement […]. L’entrée haute d’environ sept pieds est partagée en deux par un pilier carré. On fait remarquer aux étrangers tout au haut de cette entrée une fente dans la roche vive, et ces bonnes gens croient que ce fut par là que la voix du Saint-Esprit se fit entendre à saint Jean. […] Le supérieur, qui nous fit présent de quelques morceaux de ce rocher, nous dit qu’ils avaient la vertu de chasser les esprits malins, et qu’ils guérissaient plusieurs maladies. En revanche, je lui donnai des pilules fébrifuges, dont il avait grand besoin pour chasser une fièvre intermittente qui le fatiguait depuis quelques mois”.

 

Dégradation de la grotte, là aussi, mais au moins ce n’est pas pour le profit, puisque c’est gratuit. Quant à Tournefort qui, je crois, est chrétien pratiquant, il donne un médicament fébrifuge en échange des cailloux miraculeux de saint Jean et du Saint-Esprit, c’est cocasse.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

À l’intérieur du bâtiment blanc, on franchit une entrée où sont à la disposition des visiteuses des voiles et jupes qui leur permettent d’adapter leur tenue aux exigences des moines orthodoxes en ce lieu, rien de visible au-dessus du mollet, ni depuis le coude jusqu’aux épaules. De chaque côté de la porte, une plaque est fixée dans le mur. Sur la plaque de droite (ma photo ci-dessus) sont gravées des phrases du début de l’Apocalypse, que je traduis ainsi: “Moi, Jean … j’ai été dans l’île que l’on appelle Patmos pour la parole de Dieu et pour le témoignage de Jésus-Christ. Je me suis trouvé dans le souffle [de l’esprit] le jour du Seigneur et j’ai entendu derrière moi une voix puissante comme celle d’une trompette qui disait: ce que tu vois, écris-le dans un livre et envoie-le aux sept églises, à Éphèse, et Smyrne, et Pergame, et Thyatire, et Sarde, et Philadelphie, et Laodicée…”.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

J’ai traduit “souffle de l’esprit” le seul mot grec πνεῦμα (pneuma, cf. en français un pneumatique) parce que ce mot, à l’origine, signifie un souffle, que ce soit le vent ou la respiration. Mais on le trouve aussi dans l’Axiochos du pseudo-Platon, au premier siècle avant Jésus-Christ, au sens de souffle de l’esprit, donc au sens de l’esprit lui-même. Et il est évident qu’ici, un siècle plus tard, c’est en ce sens qu’il faut comprendre ce mot. Il s’agit du Saint-Esprit qui a inspiré la vision de saint Jean.

 

Chacun peut avoir ses opinions, mais là il n’y a pas de place pour le doute, car le Saint-Esprit est toujours ici, en ce lieu, je l’ai vu de mes yeux, et malgré la Genèse et saint Paul, il s’est laissé calmement prendre en photo, pour que, comme saint Jean, je puisse moi aussi témoigner!!!

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Et une autre plaque, à gauche de la porte, nous donne le début de l’évangile de saint Jean: “Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu”. Ce texte, qui d’ailleurs est très poétique dans l’expression, est si connu que je ne le traduirai pas davantage.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Un peu en retard sur la programmation 2007-2013, des travaux d’envergure sont prévus avec le concours de la Caisse Européenne pour le Développement Régional pour la remise en état et la revalorisation fonctionnelle du monastère. Et comme ce panneau est placé près de la grotte, il faut comprendre “monastère” au sens large, la maison-mère au sommet, et la grotte de l’Apocalypse à mi-pente.

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014
Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Au bas de la colline, en ville, nous trouvons ce petit bâtiment blanc. Selon la plaque de ma troisième photo, qui est fixée sur le mur latéral (voir ma première photo ci-dessus), ce serait le baptistère où l’évangéliste Jean aurait baptisé les habitants de Patmos en 95. Je n’ai pas reproduit ici tous les miracles accomplis, suivis pour chacun d’entre eux d’une vague de conversions de païens au christianisme, mais dès les premiers temps de sa relégation sur l’île de Patmos Jean aurait baptisé de nombreuses personnes, selon la tradition.

 

Je veux bien reconnaître que ce bâtiment n’a pas été construit hier, ni l’année dernière, mais le faire remonter au premier siècle de notre ère, et même aux dernières années de ce premier siècle, cela je ne peux pas y croire. Les portes étaient closes, nous n’avons pas pu entrer: il est possible que ce bâtiment recouvre une cuve baptismale très antique, mais de toutes façons quand saint Jean est arrivé dans l’île, il ne s’y trouvait pas de chrétiens. Si, donc, il a baptisé, ce pouvait être sous une source, ou dans un abreuvoir (puisqu’il s’agissait de baptême par immersion), mais il ne pouvait disposer d’une cuve baptismale conçue pour cet usage. La seule hypothèse raisonnable serait que ce bâtiment recouvre le lieu où il baptisait, sans que ce soit un baptistère. Et encore: est-il vraisemblable qu’une tradition solide ait conservé la mémoire du lieu exact où avaient lieu ces baptêmes?  Par exemple, la nouvelle de son arrivée est parvenue aux oreilles d’un homme en vue, dont le fils souffrait d’un mal causé par, dit-on, un esprit impur. Convoqué, Jean se met en prière et obtient la fuite de l’esprit et la guérison du fils. Et voilà toute la famille qui se fait baptiser. Pourquoi tous ces gens auraient-ils dû se rendre pour ce baptême à cet endroit de la ville, qui était un endroit banal puisque, juste après l’arrivée de Jean, il ne pouvait avoir déjà été aménagé?

Patmos. Du 31 août au 2 septembre 2014

Sur ma seconde photo du dit baptistère, celle qui est prise de face, on voit qu’il y a une mosaïque entre les deux portes. Je la reproduis ci-dessus en gros plan. Tout à l’heure, au sujet d’une fresque du monastère, j’ai évoqué le mage maléfique Kynopse qui s’était jeté à la mer pour défier saint Jean et montrer la supériorité de ses pouvoirs. Rejetant cette interprétation de la fresque, je ne savais pas ce qu’elle représentait. Mais ici c’est clair. L’inscription en grec, au-dessus, dit “Miracle de saint Jean Théologos”. En haut, saint Jean et saint Prochoros se tournent vers la main de Dieu qui sort d’un nuage, et en bas on reconnaît le même saint Jean, avec le même visage et le même vêtement, qui est sur le rivage, et voit Kynopse qui va être englouti par la mer. Le démon du mage, qui est lui aussi sur le rivage, regarde son possédé s’abîmer dans les flots.

 

Du fait que le soleil est haut dans le ciel –il est un peu moins de quinze heures, heure légale d’été–, les bords supérieur et droit de la niche font un bandeau sombre au haut de la mosaïque et sur son côté droit, et en outre l’ombre de la corde des cloches raie le côté gauche. C’est bien dommage, parce que j’aime beaucoup cette représentation, ce démon qui semble sorti tout droit d’une bande dessinée contemporaine, et ce Kynopse qui donne l’impression de voler en plongeant.

 

Le nom de ce mage est intéressant. La première partie, Kyn- ou Cyn- évoque le chien (cf. cynégétique, cynique, cynocéphale). La seconde, ops, signifie la vue, le regard (cf. optique, optométrie), et par extension tout le visage (composé du verbe aithô, j’enflamme, je brûle, le mot aithi-ops orthographié éthiop- désigne les gens “au visage brûlé”, “à la peau sombre”, le peuple des Éthiopiens). Ce mage a donc –au choix– un regard de chien, ou un visage de chien.

 

Un passage par Patmos s’imposait. Que l’on soit chrétien ou non, l’histoire de l’Europe, des Amériques, d’une bonne part de l’Afrique, du Proche-Orient, a été tellement marquée par le christianisme au cours des siècles, l’art s’en est tellement inspiré aussi, que l’on ne peut ignorer superbement l’un de ses illustres représentants, l’apôtre Jean, disciple préféré de Jésus, évangéliste, auteur de l’Apocalypse, l’Aigle de Patmos. Mais, on s’en sera rendu compte en me lisant, cette visite est un peu décevante. Partout la photo est interdite, ce qui fait que l’on ne dispose d’aucun support pour la mémoire, les explications font défaut la plupart du temps ou sont contradictoires, en quasi-totalité le monastère est fermé à la visite (j’ignore si c’est permanent, ou si c’était exceptionnel lors de notre passage). Alors si l’on est dans les eaux du Dodécanèse, oui, un débarquement à Patmos s’impose, mais il ne faut pas en attendre trop pour ne pas être trop déçu…

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27 août 2017 7 27 /08 /août /2017 23:55

Au cours de notre séjour à Samos, nous avons délaissé notre camping-car pour trois jours et trois nuits et nous sommes embarqués sans lui sur un bateau qui nous a menés en direction de l’ouest sur l’île d’Ikaria (ou Icaria, puisqu’il s’agit d’une transcription phonétique du nom orthographié en alphabet grec). Une chambre d’hôtel, une voiture de location, et nous sommes partis à la découverte.

 

Lawrence Durrell, dans The Greek Islands, ne manifeste pas un amour débordant pour Ikaria. Il dit avoir fait “une escale qui n’en vaut guère la peine sur la sauvage Ikaria qui a un air négligé, comme si elle n’avait jamais été aimée d’aucun de ses habitants. Et c’est bien compréhensible […]. L’impression de désordre et d’intentions hésitantes qu’elle donne est encore accrue par une visite à terre: le réseau routier a l’air d’avoir été imaginé par un facteur ivre. […] Écrire davantage au sujet d’Ikaria reviendrait à essayer d’écrire le Notre-Père sur une pièce d’un penny”. Plus ou moins la taille d’une pièce de cinq centimes d’Euro. Mon écran d’ordinateur est nettement plus grand, je vais donc réussir à y placer beaucoup plus que le Notre-Père. Peut-être parce qu’Ikaria a gagné en intérêt depuis les années 1970? Ou parce que je la regarde avec les yeux de Chimène? Ou parce que Durrell n’a pas su l’apprécier? En tous cas, sur le plan de l’idéologie sociale, sans doute un ivrogne dessinerait-il un réseau routier absurde, mais en quoi, pris de boisson, un facteur serait-il plus stupide ou plus fou qu’un intellectuel britannique?

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Nous quittons donc Samos par le port de Karlovasi, que nous voyons maintenant s’éloigner. Dans sa Relation d’un voyage du Levant, de 1717, Tournefort est loin d’être enthousiaste au sujet d’Ikaria qu’il n’a pas visitée à cause des vents contraires, mais dont lui a parlé un prêtre orthodoxe de Mykonos. Le nom de Nicaria, pour Ikaria, était fréquent à cette époque: “Vous trouverez bon, Monseigneur, qu'avant de sortir de l'Archipel, je vous rende compte de ce que nous ap­prîmes à Mycone de l'île de Nicaria, par un Papas du pays qui se disait de la maison des Paléologues [dynastie d’empereurs de Byzance], quoiqu'il n'eût pas de souliers, et qu'il fût réduit à vendre des plan­ches. Nous tentâmes deux fois de passer à Nicaria, mais il fallut céder au temps […]”. L’informateur de Tournefort se targue donc d’une haute extraction, mais rien ne prouve que ce marchand de bois soit très cultivé et bien informé sur une île où il ne vit pas. Voilà cependant ce que raconte Tournefort d’après le récit de ce Papas:

 

“Nicaria est fort étroite, et traversée dans sa longueur par une chaîne de montagnes en dos d'âne, qui lui avait fait donner autrefois le nom de l'île longue et étroite. Ces montagnes sont couvertes de bois, et fournissent des sources à tout le pays. Les habitants ne vivent que du commer­ce des planches de pin, des chênes, et des bois à bâtir ou à brûler, qu'ils portent à Scio [=Chios] ou à Scalanova [aujourd’hui Kuşadası, sur la côte turque presque en face de Samos]; aussi ces pauvres Nicariens sont si misérables, qu'ils demandent l'au­mône dès qu'ils sont hors de leur île: néanmoins il y a de leur faute, ils seraient heureux s'ils voulaient la culti­ver. Ils recueillent peu de froment, assez d'orge, de figues, de miel, de cire, mais après tout ce sont de sottes gens, grossiers, et à demi sauvages. Ils font leur pain à mesure qu'ils veulent dîner ou souper. Ce pain n'est autre chose que des fouaces sans levain, que l'on fait cuire à demi sur une pierre plate bien chaude: si la maîtresse de la maison est grosse, elle tire deux portions de fouaces, une pour elle, et l'autre pour son enfant; on fait la même honnêteté aux étrangers […]”.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Ci-dessus, la côte d’Ikaria vue du bateau qui nous amène de Samos. On voit que l’île est montagneuse. En 1664, avec pour titre Relation d'un voyage fait au Levant que Tournefort a repris presque identique, Thévenot parle lui aussi d’Ikaria: “Ce sont toutes roches fort hautes, dans lesquelles sont les maisons des habitants qui sont bien trois mille âmes, tous fort pauvres et mal vêtus”. Un peu plus d’un demi-siècle plus tard, Tournefort comptera non les individus, mais les maisons, c’est-à-dire les foyers: “Les deux principales villes sont d'environ 100 maisons chacune […]. On appelle villages dans cette île les endroits où il y a plus d’une maison”.

 

Voyons un peu la population à travers l’histoire. Il semble qu’Ikaria ait été intégralement désertée au premier siècle avant Jésus-Christ, ne servant plus que de pâturage aux troupeaux appartenant aux bergers de l’île voisine de Samos. Cela, ce n’était qu’un siècle à peine après l’annexion par les Romains en 133 avant Jésus-Christ. Pourtant, on a la preuve que l’île était habitée depuis des millénaires, depuis des Pélasges en sept mille avant Jésus-Christ, et on estime à treize mille la population au cinquième siècle avant Jésus-Christ. Après l’abandon du premier siècle, on sait que des habitants permanents vivaient ici à l’époque byzantine, que les Génois ont pris Ikaria en 1304, qu’elle est passée sous domination des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem en 1481, à qui les Turcs l’ont prise en 1522.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Pour un instant, retrouvons-nous en Crète. Ariane, la fille du roi Minos, à la vue de Thésée tombe amoureuse de lui. Elle sait qu’il va affronter le Minotaure dans le Labyrinthe mais que, s’il est vainqueur, il ne pourra retrouver la sortie. Elle demande au grand ingénieur Dédale de trouver une solution. Il lui dit de confier une bobine de fil à Thésée, il la déroulera sur le sol en entrant dans le Labyrinthe, il n’aura plus qu’à la suivre en sens inverse pour retrouver son chemin. Elle donne cette bobine à Thésée et lui en explique l’usage, à la condition qu’il l’emmènera avec lu et l’épousera. Marché conclu, Thésée vainc le Minotaure et ressort du Labyrinthe. Il emmène Ariane avec lui. La suite de leurs aventures est hors sujet pour aujourd’hui, nous restons en Crète où, le lendemain matin, découvrant la fuite de sa fille, Minos est furieux, accuse Dédale et l’enferme, ainsi que son fils Icare, dans le Labyrinthe. Ce Labyrinthe étant à ciel ouvert, la seule issue est par le ciel. Dédale est si ingénieux qu’il imagine des ailes dont les plumes sont fixées dans de la cire. Et voilà Dédale et Icare échappés de Crète et volant au-dessus de la mer. Enivré par cette liberté, Icare désobéit à son père et veut aller voir le soleil de plus près. Las! La chaleur des rayons fait fondre la cire, et Icare s’abîme dans les flots, non loin de l’île qui va désormais prendre le nom d’Icaria, et dans une mer qui s’appellera mer Icarienne. Ci-dessus, sur le port d’Agios Kirykos (je vais revenir parler de cette localité tout à l’heure), on nous souhaite “Bienvenue sur l’île d’Icare”, et une sculpture moderne représente les ailes d’Icare.

 

Les esprits positifs ne vont pas croire à cette légende. C’est de nouveau Tournefort qui, se référant à l’auteur latin Pline, donne une explication plus rationnelle: “Nicaria n’a pas changé de nom, elle s’appelle Icaria, tout comme autrefois; mais les Francs qui ne savent pas le grec corrompent la plupart des noms. Tout le monde sait que l’on attribue ce nom à Icare, fils de Dédale, qui se noya aux environs dans la mer qui pour la même raison fut nommée Icarienne […] Quoi qu’il en soit, la fable d’Icare me semble fort joliment expliquée par Pline, qui attribue l’invention des voiles des navires à Icare […]. Il y a beaucoup d’apparence que les ailes que la fable a données à Icare pour se sauver de Crète, n’étaient que les voiles du bâtiment sur lequel il passa jusques à l’île dont nous parlons, et où il fit naufrage faute de savoir les gouverner avec prudence”.

 

Je me suis donc reporté à ce texte de Pline l’Ancien (23-79 après Jésus-Christ), Histoire naturelle VII, 57, 17. C’est vrai, mais il ne s’étend pas sur le sujet et ne commente rien: “Les voiles [sont dues] à Icare, le mât et l’antenne à Dédale”. C’est tout…

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Cette photo, je l’ai prise en allant d’Evdilos (côte nord) à Agios Kirykos (côte sud), la route longeant la mer sur quatre ou cinq kilomètres avant d’arriver à destination. C’est la mer Icarienne qui baigne cette côte. À Kalymnos (je rendrai compte de notre visite dans cette île dans un prochain article), nous avons vu tout plein d’éponges naturelles pêchées par les habitants. Nous n’avons rien vu de semblable à Ikaria, mais au dix-septième siècle, si l’on en croit Thévenot, c’était une ressource essentielle ici. Je reprends le texte où je l’ai interrompu tout à l’heure (il multiplie les virgules, mais il met très peu de points, ses phrases s’étirant à l’infini): “tous fort pauvres et mal vêtus, ils s’adonnent fort à nager et à tirer les éponges du fond de la mer, et même les hardes et marchandises des vaisseaux qui se perdent, et on ne marie point en cette île les garçons, qu’ils ne sachent aller au moins huit brassées sous l’eau, et il faut qu’ils en apportent quelque témoignage, et quand un papas ou quelque autre des plus riches de l’île veut marier sa fille, il prend un jour auquel il promet sa fille au meilleur nageur, aussitôt tous les garçons se dépouillent tout nus devant tout le monde, la fille y étant présente, et se jettent dans l’eau, et celui qui demeure le plus longtemps dessous, c’est lui qui épouse la fille, il semble que ces gens-là soient plus poissons qu’hommes. […] Dans cette île le monde est renversé, car les femmes y sont les maîtresses; aussitôt que le mari est arrivé de quelque part, la femme va à la marine prendre les rames, qu’elle porte à la maison avec les autres hardes, après cela le mari ne dispose de rien sans permission”.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

J’ai plusieurs fois fait allusion à Agios Kirykos, je vais ajouter quelques images. D’abord, cette route qui serpente dans la montagne, juste au-dessus de la mer. Je veux bien que les auteurs parlent de la pauvreté du sol de l’île, mais comment ne pas être sensible à la beauté des lieux? C’est une beauté rude, austère, mais grandiose. Et, vu le relief, il n’est pas besoin d’être un facteur ivre pour faire tourner la route, à moins de construire un immense viaduc depuis le point de départ et jusqu’au point d’arrivée. Je reviens là-dessus, oui, parce que ce commentaire de Lawrence Durrell et ses autres commentaires sur cette île m’ont énervé. Mais je vais essayer de me calmer.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Après avoir pris beaucoup de virages pour passer du nord au sud de l’île en franchissant la montagne, et beaucoup d’autres virages en suivant la côte du haut de la corniche, on arrive en vue d’Agios Kirykos, lové en bas, sur la mer, dans un étroit creux de montagne. Si étroit que la ville, pour se développer, a dû se résoudre à construire en escaladant les pentes.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Il est 19h, nous allons repartir, mais je m’arrête un instant parce que nous souhaitons admirer le coucher de soleil sur la mer. C’était juste une petite parenthèse concernant les vues prises d’en haut. Revenons vers la ville.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

En ville, nous avons vu déjà sur le port la sculpture des ailes d’Icare. Ici je m’arrête devant une sculpture très inhabituelle. Je sais bien que la Grèce ne sépare pas clairement l’Église orthodoxe et l’État, qu’il y a un Ministère de l’Éducation et des Cultes, (Υπουργείο Παιδείας και Θρησκευμάτων), mais il n’est quand même pas courant de trouver en pleine rue une Descente de Croix. Si je la montre ici, c’est un peu pour la curiosité de la chose, mais c’est surtout parce que je la trouve très belle dans son originalité et dans l’émotion de la représentation.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Beaucoup plus prosaïque est ce buste du docteur Ioannis Malachias (1876-1958). Docteur, avec cet uniforme, cette casquette et ces cartouches lui barrant la poitrine? Mais ce n’est pas comme en Allemagne où l’on met son titre de docteur sur sa carte de visite aussi bien pour un doctorat en droit, en ingénierie ou en histoire que pour un doctorat en médecine, puisqu’ici sur la plaque le mot est ιατρός (iatros), “médecin”, comme dans pédiatre ou psychiatre! Oui, médecin, car cette présentation n’est pas pour ses fonctions de médecin, mais pour celles de chef de la révolution icarienne de 1912. Les militaires, ici, c’étaient des Turcs, les chefs révolutionnaires indépendantistes étaient donc issus de la société civile.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

À environ un kilomètre et demi à l’est d’Agios Kirykos, on trouve le petit village de Therma, dont le nom annonce qu’il y a des bains. Dès l’antiquité ces bains étaient connus, et là se trouvait l’une des principales villes de l’île. Tout à l’heure, Tournefort nous disait que “ces montagnes […] fournissent des sources à tout le pays”. Mais on voit à l’état de ce bâtiment que ce n’est par une coquette petite ville d’eau, tant s’en faut (j’ai dû flouter le visage de ce monsieur, je ne pouvais pas attendre qu’il s’en aille pour prendre ma photo).

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Cet autre village, c’est Arethousa. Nous sommes repartis vers le nord de l’île, dans la montagne, non loin au sud-est d’Evdilos. Et cette grande église est dédiée à Agia Marina, Sainte-Marine. Si j’ai réagi contre la critique violente et méprisante de Lawrence Durrell, cela ne m’a pas empêché d’être sensible au regard très négatif porté sur cette île par tous ses visiteurs. Trois mille habitants au total… On appelle village tout endroit où il y a plus d’une maison… Cent maisons dans les plus grandes “villes”… Les gens ne travaillent pas… Et puis nous nous promenons dans l’île et nous voyons des églises aussi grandes que celle de ma photo dans un village. Il y avait donc des fidèles assez nombreux pour justifier une telle construction, et des bras pour l’édifier. Je n’ai trouvé nulle part de quand elle date, il est possible qu’elle n’existât pas encore à l’époque de Spon et de Thévenot, et même de Tournefort, mais je serais étonné qu’elle ait été construite beaucoup plus tard, et de toutes façons il est évident qu’elle était déjà un peu ancienne lors de la visite de Durrell dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Faut-il supposer que l’île s’est soudainement peuplée? Que les habitants se sont retroussé les manches et se sont mis au travail? Je sais que, lors de la guerre civile qui a suivi la Seconde Guerre Mondiale, l’île a servi pendant seulement trois années de lieu de relégation pour des prisonniers politiques, qui ont fini par être plus nombreux que la population locale. Mais c’étaient des communistes et ce n’est certainement pas pour eux que l’on a construit, en trois ans, cette église. Je crois donc que les auteurs qui ont écrit sur Ikaria ont été fort influencés dans leur vision de l’île par ce qu’on leur en a dit. Tournefort l’avoue, il n’a pu y mettre le pied, c’est un papas de Mykonos qui l’a informé. Thévenot, lui, dit la pauvreté des habitants, mais en même temps il les décrit comme plongeurs, pêcheurs d’éponges et fouilleurs de navires coulés, ce qui doit bien les enrichir quelque peu.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Deux images de ce village que je trouve amusantes. Ces trois chaises alignées pour faire la causette le soir à la fraîche, et ces bottes qui sont utilisées pour cultiver des plantes. On voit ici ou là des gens qui mettent sur une pelouse de vieux pneus pour en faire des jardinières que parfois ils peignent en blanc, mais des bottes de caoutchouc… cela je ne l’avais jamais vu. Le fait que la tige n’en ait pas été coupée pour simuler un pot de taille normale semble signifier qu’il y a là beaucoup d’humour, et non pas récupération utilitaire, ce qui serait d’un goût assez douteux!!!

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

C’est également à Arethousa que j’ai vu ce drapeau qui fait écho au buste du docteur Malachias à Agios Kirykos. En effet, il dit “État libre d’Ikaria, 1912”. L’île avait réussi à maintenir son indépendance autoproclamée pendant les Guerres Balkaniques, au terme desquelles cette indépendance a été officialisée.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Il convient quand même que je montre Evdilos, qui est une petite ville sympathique mais dont le caractère n’est pas assez affirmé pour qu’il m’ait inspiré des photos. Alors je le montre de nuit, car c’est là que nous avions notre chambre (hôtel Athéra), et nous aimions bien, au retour de nos journées de visite, nous balader un peu sur le port après le dîner.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Quelques paysages. Cette route étroite et non revêtue taillée à vif dans la montagne offre des vues saisissantes. Mais cette vue montre aussi combien cette île est inaccessible, la montagne plongeant directement dans la mer.

 

Sur l’autre photo, la nature a repris ses droits. Il y avait d’étroites terrasses permettant des cultures à flanc de coteau, des escaliers du côté des fortes dénivellations, et puis aujourd’hui on n’y cultive plus rien et c’est à l’abandon. Comme si c’était par le passé que les habitants prenaient soin de leur île, et maintenant qu’ils la délaissaient.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

En revanche, ici il y a de grands travaux dans le sud-ouest de l’île. Il semble bien que ce lac soit artificiel, un lac de retenue quoique je n’y voie pas de barrage (mais nous n’en avons pas fait le tour), et en tous cas probablement trop bas pour produire de l’électricité. Je pense qu’il doit plutôt servir de réservoir, ce que confirmerait le tuyau que l’on est en train d’enterrer.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Et me voilà reparti dans le nord, à l’est d’Evdilos. Ce village avec son petit port sympathique, c’est Karavostamo. Parce qu’ici la montagne fait la grâce de laisser quelques dizaines de mètres entre elle et la mer, parce que, aussi, la côte se découpe en anse, voilà une situation idéale pour y lover un petit port, une petite plage, quelques maisons blanches.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Les raids de pirates ont été, pendant des siècles, incessants dans toute l’Égée. Ici, ce sont surtout les Sarrasins qui opéraient. Selon les îles, les méthodes de protection étaient variées. Nous avons vu, par exemple, des endroits où les maisons étaient construites au haut d’une falaise abrupte, la face regardant la mer dépourvue de toute ouverture et servant de rempart au village. Ici, rien de tel. Les maisons étaient dissimulées dans la nature, dans l’espoir d’échapper à la vue des pirates. Ma première photo montre une maison de pierre très basse, couverte d’un toit de lauzes. Celle de mes deux autres photos, qui est plus vaste, se cache derrière un rideau d’arbres. Toutes ces constructions sont éloignées de la côte et sont dispersées. Peut-être est-ce ce qui fait dire à Tournefort que l’on appelle villages les endroits où il y a plus d’une maison. Ce qui fait dire à tous que l’île est dépeuplée.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

C’est bien de parler d’Icare à Ikaria, mais rien d’antique ne l’évoque matériellement. Il y a cependant un site archéologique à voir dans cette île. Tournefort (oui, encore lui!), appelle du nom de Diane, déesse des Romains, la grecque Artémis: “Strabon assure qu’il y avait dans Nicaria un temple de Diane appelé Tauropolium, et Callimaque n’a pas fait difficulté de dire que de toutes les îles il n’y en avait pas de plus agréable à Diane que celle-ci”. Ce sont donc les restes d’un temple d’Artémis que nous allons voir dans ce beau décor. Nous sommes ici tout à l’extrémité nord-ouest de l’île, à Kato Rakhès (Κάτω Ράχες). Les deux dieux particulièrement honorés à Ikaria sont Artémis et Dionysos, mais à ma connaissance il n’y a pas à Ikaria de traces d’un temple à lui dédié.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Nous avons passé un bon moment sur les lieux, nous les avons aussi observés du haut du sentier qui y mène, en allant, en revenant, et nous n’y avons pas vu un seul visiteur. Pas un. L’île est peu fréquentée par les touristes, et si, sur la plage en contrebas, les baigneurs sont des autochtones, il est bien naturel qu’ils ne se rendent pas quotidiennement dans le temple prier Artémis. Ils connaissent les ruines, ils les ont parcourues une ou deux fois, et basta! Et c’est un peu dommage que le site n’attire personne, car son environnement mérite vraiment un détour.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014
Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Mais il est vrai que les ruines elles-mêmes sont bien pauvres, et que l’on n’en parle guère pour les faire connaître. Pas une phrase, pas même un mot dans le Guide Vert Michelin Îles grecques. Même silence absolu dans le grand dépliant touristique qui décrit les diverses attractions de l’île. Car ce temple du sixième siècle avant Jésus-Christ a été démoli il y a un siècle et demi pour construire une église chrétienne. C’est impensable. Certes je regrette que dans les premiers siècles du christianisme la nouvelle religion ait cru devoir implanter son Dieu là où avaient été honorés des dieux païens et que, prônant l’amour du prochain, elle ait vengé les martyrs du paganisme en détruisant ce qui symbolisait l’idéologie et la croyance des bourreaux; au moins y avait-il une intention missionnaire, une intention d’instaurer une religion nouvelle dont le Dieu est exclusif, et les temples païens pouvaient être beaux, superbes, richement ornés, ils n’avaient pas encore acquis une valeur d’antiquité. Mais il y a cent cinquante ans! Quand quatre-vingt-quinze pour cent de la population grecque se déclarait orthodoxe! Quand les Turcs, maîtres de l’île, n’honoraient nullement Artémis, mais Allah, et laissaient les chrétiens pratiquer librement leur religion! Nous nous révoltons contre les Talibans qui, comme les chrétiens des premiers temps à l’égard des dieux païens qui avaient encore leurs adeptes, détruisent le Bouddha  qui est encore le fondement de la religion de millions de bouddhistes, mais les destructions au dix-huitième siècle de témoignages de religions antiques complètement disparues sauf sur le plan culturel sont exactement du même ordre que les destructions de Palmyre en Syrie, de Nimrud ou Hatra en Irak par les adeptes de Daesh. Conjugaison de haine gratuite et de stupidité. D’autant plus qu’aujourd’hui il ne reste strictement rien de ce lieu de culte chrétien.

Ikaria. Du 24 au 27 août 2014

Très bref séjour à Ikaria. Les informations touristiques concernent pour l’essentiel des plages et des villages pittoresques. Avec le peu d’information que nous avions, nous avons tenté de voir quelques lieux susceptibles de nous intéresser. Comme l’indique le panneau de ma photo, l’Europe cofinance (le pourcentage n’est pas indiqué mais il est généralement de soixante-quinze ou quatre-vingts pour cent) le million trois cent mille Euros que coûte l’installation du musée archéologique d’Agios Kirykos, qui en conséquence ne peut actuellement être visité. Programme 2007-2013? Un peu dépassé, mais ça viendra peut-être un jour... Et nous voilà repartis vers Samos…

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