Asclépios, fils d’Apollon et d’une mortelle nommée Coronis, a été confié aux soins du centaure Chiron qui lui a enseigné l’art de la médecine. C’est ainsi que ce demi-dieu dispose de sanctuaires où l’on peut trouver la guérison de ses maux. L’un de ces lieux très célèbres est situé à Épidaure, dans le Péloponnèse (cf. mes articles Épidaure. Jeudi 10 mars 2011 et Sounion, musée archéo, Mycènes, Épidaure. 24 et 25 juin 2011). Et ici, sur l’île de Cos, à quelques kilomètres de la capitale, se trouvent les ruines d’un autre vaste sanctuaire d’Asclépios, ou Asclépiéion. Je n’y ai pas trouvé de statue du demi-dieu; peut-être y en a-t-il une au musée archéologique, mais puisque nous n’avons pas pu le visiter je n’en sais rien. Alors je ressors une photo que j’avais prise le 27 octobre 2012 au musée archéologique d’Istanbul et qui représente une statue de marbre provenant… d’Istanköy, nom turc de Cos! Cet Asclépios est une copie du deuxième siècle avant Jésus-Christ d’un original du cinquième siècle.
À la fin de l’époque dite mycénienne, des colons doriens venant de Thessalie, en Grèce centrale, se sont installés à Cos (petit rappel: les Doriens sont des Grecs, un rameau qui s’était détaché tôt du tronc commun, et qui a développé son dialecte à part, compréhensible des autres Grecs –le poète Pindare était très apprécié, et il écrivait en dorien–, mais sensiblement différent; par exemple, il a conservé des sons A qui, en ionien-attique, ont évolué en Ê, comme μαχανά opposé à μηχανή. Ce A devenu Ê continuera d’évoluer en grec moderne vers le son I). Et en arrivant à Cos, au quatorzième siècle avant Jésus-Christ, ces Doriens apportaient avec eux leur dieu Asclépios.
Et puis voilà que naît à Cos vers 460 avant Jésus-Christ Hippocrate, qui révolutionne la médecine en ne voyant pas dans la santé ou la maladie une action des dieux, mais des causes naturelles à déterminer et à combattre. Il étudie les symptômes des patients qu’il suit jour après jour. C’est pourquoi il est considéré comme le père de la médecine. J’avais publié une photo d’un buste de lui, ainsi qu’une fiche détaillée de suivi médical qu’il avait rédigée, dans mon blog, à la fin de l’article Musée archéologique de Thasos. Lundi 1er septembre 2012, auquel on peut se reporter pour voir l’excellence et la modernité de son travail. Pas étonnant, alors, que l’on veuille redoubler d’hommages au dieu Asclépios qui a sans aucun doute favorisé le don d’Hippocrate… même si Hippocrate ne croit pas trop que ses patients vont guérir par la seule intercession d’Asclépios. Mais Asclépios y est peut-être quand même pour quelque chose: ne dit-on pas “Aide-toi, le Ciel t’aidera”? Et pour l’honorer, alors qu’Hippocrate est mort en 377, dès ce milieu de quatrième siècle on construit dans un ancien sanctuaire d’Apollon un autel pour son fils Asclépios, fondant ainsi ce qui deviendra le grand sanctuaire que nous visitons aujourd’hui. Un événement important va être sa reconnaissance panhellénique en 242 avant Jésus-Christ, ce qui lui assurera à la fois l’inviolabilité (de la part des Grecs tout au moins), et une fréquentation assidue de pèlerins et de patients. Il sera agrandi et transformé jusqu’au deuxième siècle après Jésus-Christ, et sera fréquenté jusqu’au sixième siècle, même après avoir été endommagé par le séisme de 469. Mais le séisme de 554 va lui être fatal, et malgré l’activité et l’efficacité des médecins de l’école hippocratique, l’île christianisée ne va pas reconstruire ce grand sanctuaire d’une divinité païenne; puis le temps destructeur va passer, et les Chevaliers de l’Ordre de Jérusalem, pour édifier leur château, vont venir se servir en matériaux de construction.
Le plan du site permettra de mieux comprendre la disposition des lieux et l’extension du sanctuaire. J’ai réutilisé un plan présenté sur le site et signé C. Malagrino, 2008, et j’ai attribué des lettres aux divers monuments, lettres dont je donne la légende en-dessous, et que je réutiliserai par la suite. On pénètre sur le site par le nord-est, c’est-à-dire par le haut du plan. Ce vaste rectangle correspond à une terrasse. En face de l’entrée, sur l’autre longueur du rectangle, un escalier monte vers une seconde terrasse au milieu de laquelle on voit plusieurs petits bâtiments. Au fond, un autre escalier permet d’accéder à une troisième terrasse au centre de laquelle un grand temple est représenté. Je vais essayer de détailler tout cela.
Nous commençons par la première terrasse. Et d’abord, à l’entrée, un propylée (repère B), dont ma photo montre les ruines. C’était le noble bâtiment qui marquait l’accès au sanctuaire.
Nous voilà sur cette immense première terrasse de 93 mètres sur 47. Sur trois de ses côtés courait une stoa dont il reste quelques troncs de colonnes (ma première et ma seconde photos ci-dessus), bien peu sur les 67 colonnes d’autrefois, et derrière la stoa, sur ces trois côtés il y avait des chambres, plus ou moins 26 selon le panneau sur le site (repère C pour la stoa et les chambres). Ma troisième photo est axée sur les dernières pièces du côté droit pour le visiteur, et donc au nord-ouest, et pour ma quatrième photo j’ai relevé l’appareil tout en me tournant légèrement vers ma gauche, au sud-ouest, pour faire apparaître le long mur de soutènement de la seconde terrasse, avec ses arcades, et l’escalier (repère F) menant à cette terrasse.
C’est probablement au milieu du troisième siècle avant Jésus-Christ qu’ont été construits cette stoa et ces chambres, mais certains archéologues les pensent plus jeunes d’un siècle. Parmi ces chambres, certaines devaient servir aux consultations des patients et aux traitements, mais beaucoup devaient être destinées à héberger les malades, ceux qui venaient chercher les soins de médecins compétents, et ceux qui, comme à Lourdes, étaient des pèlerins venant demander une guérison miraculeuse à Asclépios. Et puis cet Asclépiéion accueillait aussi l’école de médecine hippocratique, il y avait donc des salles de cours, mais aussi, à titre pédagogique, une belle collection d’anatomie pathologique, une sorte de musée universitaire pour la formation des médecins.
Je reviens à la stoa du grand côté du rectangle, celle qui est perpendiculaire à l’allée de l’entrée. Elle mène à ces curieux bâtiments (repère A), à l’est, dont les murs ont assez bien résisté jusqu’à une hauteur non négligeable. En se reportant au plan, on comprend qu’en me dirigeant vers eux, j’ai sur ma gauche des chambres dont, comme sur le côté, il ne reste que les fondations, et sur ma droite la rangée de colonnes de la stoa.
Ces grands bâtiments complexes, ce sont des thermes romains du troisième siècle après Jésus-Christ. Les deux premières photos sont prises de niveau, mais pour la troisième, j’étais au bord de la seconde terrasse, pour comprendre ce que donnent ces constructions vues de haut. On peut encore y distinguer le frigidarium, le tepidarium, etc. (salle froide, salle tiède, etc.), mais en l’absence de panneau indiquant où l’on est, il faut être spécialiste pour le savoir…
Je me suis demandé, en voyant ces deux lignes parallèles de pierres, ce que cela pouvait bien être. En l’absence d’explication donnée par les archéologues, j’en suis réduit à des suppositions. Pour les thermes, il fallait de grosses adductions d’eau, mais je pense que pour les chambres, pour des fontaines, ce pouvait être une rigole d’adduction d’eau, ou un chemin protégeant une canalisation de terre cuite. En effet, quand on voit le nombre de chambres, on imagine le nombre de personnes fréquentant ces lieux, et l’eau ne sert pas qu’à se désaltérer ou à se laver (cela, c’est plutôt dans les thermes), mais elle est nécessaire pour les ablutions rituelles dans le sanctuaire.
Revenons au grand mur de soutènement de la seconde terrasse. Quand on considère ses dimensions, on conçoit facilement que, plat et uni, il donnerait une impression massive de muraille de forteresse. Aussi a-t-il été dessiné comme une succession de niches, ou d’arcades, qui en allègent l’apparence. Mais bien évidemment ces niches sont aveugles, puisqu’elles contiennent la terre qui est derrière le mur.
Dans l’une des niches (repère E), on voit ce piédestal gravé d’une inscription où on lit le nom de Xénophon. Xénophon, l’auteur de l’Anabase? L’historien qui a terminé la Guerre du Péloponnèse de Thucydide? Le philosophe? Nenni! C’est un autre Xénophon, Caius (prononcer Gaius) Stertinius Xénophon, un médecin réputé, natif de Cos, qui a offert cette décoration en forme de temple (d’où l’appellation de cette niche “temple de Xénophon” par les archéologues) à Asclépios, à sa fille Hygieia qui assiste son père en maintenant les gens en bonne santé (en grec ancien, le mot hygieia, ὑγίεια, que le grec moderne a simplifié en υγεία, signifie la santé, la bonne santé), à Épionè (Ἠπιόνη, de l’adjectif ἤπιος qui signifie favorable, adoucissant, calmant) qui est généralement donnée pour la femme d’Asclépios mais qu’une tradition de Cos donne pour sa fille, et aussi à l’empereur Néron divinisé, ce qui nous renseigne sur l’époque de ce monument, Néron ayant régné de 54 à 68 après Jésus-Christ.
Je crois qu’il est intéressant, quoique ce soit hors sujet alors que je parle de la visite de l’Asclépiéion, d’en dire un peu plus sur ce Xénophon, dont le nom est bien grec, mais dont les prénoms sont typiquement latins. Car il est bien natif de Cos, mais son expertise dans l’art médical en a fait le médecin personnel de l’empereur Claude, le prédécesseur de Néron. Or c’est à Néron qu’il dédie ce “temple”, et non à Claude qui l’a beaucoup apprécié, et qui a, pour lui, favorisé Cos. C’est Tacite qui raconte cela dans les Annales (XII, 61). Je commence par le texte latin, qu’ensuite je vais me régaler de traduire, car Tacite est l’un de mes auteurs latins préférés:
Rettulit dein de immunitate Cois tribuenda multaque super antiquitate eorum memorauit: Argiuos uel Coeum Latonae parentem uetustissimos insulae cultores; mox aduentu Aesculapii artem medendi inlatam maximeque inter posteros eius celebrem fuisse, nomina singulorum referens et quibus quisque aetatibus uiguissent. Quin etiam dixit Xenophontem, cuius scientia ipse uteretur, eadem familia ortum, precibusque eius dandum ut omni tributo uacui in posterum Coi sacram et tantum dei ministram insulam colerent. neque dubium habetur multa eorundem in populum Romanum merita sociasque uictorias potuisse tradi: sed Claudius facilitate solita quod uni concesserat nullis extrinsecus adiumentis uelauit.
…et ma traduction: “Ensuite, [Claude] restitua aux habitants de Cos la dispense de payer l’impôt, et rappela longuement leur ancienneté, disant que les Argiens, ou Coeus, le père de Latone [=Léto, mère des jumeaux Apollon et Artémis], étaient les plus anciens habitants de l’île, que bientôt après l’art de la médecine avait été apporté avec l’arrivée d’Esculape [=Asclépios], et que cet art avait été très largement pratiqué parmi ses descendants, rappelant les noms de chacun et à quelle époque ils avaient brillé. Mieux, il dit même que Xénophon, à la science duquel lui-même faisait appel, était issu de la même famille, et qu’il fallait accéder à ses prières, à savoir que les habitants de Cos, libérés de tout impôt, vivent pour toujours sur cette île sacrée et vouée seulement au service de son dieu. Sans aucun doute, il aurait pu rapporter les nombreux mérites de ces gens à l’égard du peuple romain ainsi que nos victoires auxquelles ils ont participé, mais Claude, avec sa faconde habituelle, eut le tort de ne pas justifier ce qu’il avait accordé à un individu en mettant en avant d’autres arguments”.
Cela justifie la gratitude qu’ont les habitants de Cos à l’égard de Xénophon, car cette exemption d’impôts va grandement favoriser la richesse de l’île. Mais ce n’est pas tout, car un peu plus loin il va de nouveau être question de Xénophon. Pour comprendre ce qui se passe, il faut savoir qu’Agrippine est la mère de Néron, qu’elle a eu de son premier mari ou peut-être de son amant le philosophe Sénèque. Deux fois veuve, elle épouse en troisièmes noces son oncle, l’empereur Claude, qui est veuf de Messaline et père de Britannicus. Une fois mariée à Claude, Agrippine va le pousser à adopter Néron, qui est son beau-fils. Du coup, devenu le fils (adoptif) de Claude, et étant un peu plus âgé que son “frère” Britannicus (un peu plus de trois ans), c’est lui qui devrait régner à la suite de Claude… Mais à tout moment Claude peut revenir sur cette adoption, et cette situation fait peur à Agrippine, qui craint un revirement. Tacite nous informe de la suite des événements, également dans les Annales (XII, 66-67). Comme tout à l’heure, je commence par le texte latin, que je traduirai ensuite:
“Agrippina, sceleris olim certa […] nec ministrorum egens, de genere ueneni consultauit, ne repentino et praecipiti facinus proderetur; si lentum et tabidum delegisset, ne admotus supremis Claudius et dolo intellecto ad amorem filii rediret. exquisitum aliquid placebat, quod turbaret mentem et mortem differret. deligitur artifex talium uocabulo Locusta, nuper ueneficii damnata et diu inter instrumenta regni habita. Eius mulieris ingenio paratum uirus, cuius minister e spadonibus fuit Halotus, inferre epulas et explorare gustu solitus. Adeoque cuncta mox pernotuere ut temporum illorum scriptores prodiderint infusum delectabili boleto uenenum, nec uim medicaminis statim intellectam, socordiane an Claudii uinolentia; simul soluta aluus subuenisse uidebatur. Igitur exterrita Agrippina et, quando ultima timebantur, spreta praesentium inuidia prouisam iam sibi Xenophontis medici conscientiam adhibet. Ille tamquam nisus euomentis adiuuaret, pinnam rapido ueneno inlitam faucibus eius demisisse creditur, haud ignarus summa scelera incipi cum periculo, peragi cum praemio”.
Soit: “Agrippine, de longtemps décidée au crime […] et ne manquant pas d’agents, réfléchit mûrement au type de poison, de peur que trop soudain et trop rapide il ne trahisse le crime; ou que, si elle s’en remettait à un poison lent et provoquant une infection, Claude approchant de sa fin et comprenant la ruse, ne revienne à son affection pour son fils. Il lui fallait quelque chose de raffiné, qui lui trouble l’esprit et retarde sa mort. On choisit une experte en ce genre de choses du nom de Locuste, récemment condamnée dans une affaire d’empoisonnement et longtemps employée comme instrument de pouvoir. Le venin fut préparé par l’inventivité de cette femme et donné par Halotus, l’un des eunuques qui avait pour fonction de servir les plats et de les goûter. Très tôt, tout cela est tellement devenu de notoriété publique que les écrivains de l’époque ont publié que le poison avait été versé dans de délicieux champignons, qu’on n’avait pas compris tout de suite la violence de la drogue, à cause, c’est sûr, de la stupidité de Claude, à moins que ce ne soit à cause de son état d’ébriété; en même temps, ses intestins qui s’étaient libérés semblaient l’avoir tiré d’affaire. Alors Agrippine fut terrifiée et, comme elle pouvait craindre le pire, prenant garde à l’hostilité des personnes présentes, elle fait appel à la complicité du médecin Xénophon. Lui, faisant comme s’il voulait aider aux efforts pour vomir, lui enfonça dans la gorge, semble-t-il, une plume enduite d’un poison rapide, car il n’ignorait pas que les pires crimes, il est dangereux de les entreprendre, mais qu’on y gagne à les mener à leur terme”.
Voilà ce qu’a fait notre digne, notre grand, notre généreux Xénophon, revenu passer le reste de sa vie dans son île de Cos. Tacite ne dit pas dans quelles condition il a quitté Rome, mais on peut supposer que, considérant son action qui lui a permis de devenir empereur de Rome, Néron lui a prodigué de grands honneurs, ou beaucoup d’argent, ou les deux, et que si Néron est devenu un demi-dieu, il le protégera d’une éventuelle vengeance, non de Britannicus que Néron fait assassiner quatre mois après avoir accédé au trône impérial, mais des partisans de feu Claude et de feu Britannicus. Bien enrichi, il participera financièrement à la remise en état du sanctuaire suite à un tremblement de terre, il lui offrira aussi des statues qu’il avait rapportées de Rome, il y créera à l’intention de l’école de médecine une bibliothèque médicale.
Dans une autre niche, est aménagée cette fontaine. Elle est décorée d’un bas-relief représentant le dieu Pan. Cette fontaine et ses sœurs dans d’autres niches étaient alimentées par de grands réservoirs où arrivaient les eaux curatives de deux sources du mont Dikaios (la montagne de la côte sud-est de l'île qui, à environ cinq kilomètres à vol d'oiseau de l'Asclépiéion, culmine à 843 mètres), l’une ferrugineuse, l’autre sulfureuse. Ici, il ne s’agit plus seulement d’ablutions rituelles, il s’agit également de traitement médical thermal.
Peu de bâtiments à visiter sur la première terrasse, donc. Je me dirige maintenant vers l’escalier (repère F) qui coupe le mur de soutènement vers la seconde terrasse. Dix mètres de large, trente marches pour monter de six mètres.
Parce que c’est sur cette seconde terrasse qu’il y a le plus grand nombre de bâtiments divers difficiles à situer, c’est ici, en arrivant en haut de cet escalier, que je choisis de publier l’intéressante proposition de reconstitution du sanctuaire qui est affichée sur un panneau explicatif du site; mais son orientation inverse tout par rapport au plan du début... Et parce que la légende donnant la correspondance des chiffres, en grec et en anglais, est illisible dans le coin supérieur gauche de cette image réduite à la dimension de mon blog, je la publie ensuite en plus gros plan, avec les légendes traduites en français. Nous venons donc de franchir l’escalier n°7. Désormais, je donnerai à la fois le numéro de la reconstitution et la lettre du plan.
Pour compléter la reconstitution, trois photos, dont les éléments vont s’éclairer au fur et à mesure que je les décrirai. Je donne leurs références sur la reconstitution et sur le plan. Sur la première photo, de gauche à droite les colonnes du temple périptère n°10-K, les deux colonnes de la façade du premier temple d’Asclépios n°9-H, quatre niches de l’exèdre qui ne figure pas sur la reconstitution (J sur le plan), et l’escalier n°14-M qui monte vers la troisième terrasse.
La deuxième photo est prise du haut de cet escalier n°14-M. À gauche, on reconnaît le premier temple d’Asclépios n°9-H, au centre c’est l’autel d’Asclépios n°8-G qui est le point de départ du sanctuaire, et à droite quelques colonnes du temple périptère 10-K. Cette photo permet aussi de voir que la première terrasse est déjà surélevée par rapport au niveau de base.
Et la troisième photo, prise elle aussi de la terrasse supérieure, elle montre les thermes de la première terrasse (non représentés sur la reconstitution parce que tardifs, et A sur le plan), le temple périptère n°10-K et, au premier plan à droite, l’exèdre (J). Reste à détailler tout cela. Je vais suivre l’ordre des numéros de la reconstitution.
Commençons par l’autel primitif d’Asclépios n°8-G, au centre de la seconde terrasse. C’était un autel monumental construit au quatrième siècle avant Jésus-Christ. À l’époque, il n’y avait pas de troisième terrasse, ce niveau était le plus élevé du sanctuaire. Au début du deuxième siècle avant Jésus-Christ, avec le développement de la médecine hippocratique, avec aussi la richesse de l’île, avec surtout le succès et l’expansion du culte d’Asclépios, on va donner de l’ampleur au sanctuaire, avec entre autres la création d’un troisième niveau avec des murs de soutènement.
L’autel d’Asclépios a alors été reconstruit vers le milieu du deuxième siècle avant Jésus-Christ avec de riches décorations, mais comme aujourd’hui il n’en reste que les fondations on ne peut guère l’apprécier. Je reviendrai tout à l’heure sur les autres aménagements, et notamment sur les bâtiments de la troisième terrasse nouvellement créée.
Quand le culte d’Asclépios s’est développé autour de son autel, on lui a construit au troisième siècle avant Jésus-Christ un petit temple ionique, n°9-H, de neuf mètres sur quinze, avec deux colonnes “in antis”, c’est-à-dire sur la façade. En même temps que l’on reconstruisait l’autel au deuxième siècle avant Jésus-Christ, on a remodelé et embelli le temple selon les critères artistiques d’Asie Mineure. Parmi les trésors que recélait ce temple, figurait un tableau d’Apelle, ce grand, cet immense peintre du quatrième siècle avant Jésus-Christ, natif de Cos, dont j’ai parlé dans mon article Cos 01, promenades dans la capitale de l’île. Ce tableau représentait Aphrodite sortant des flots.
Lors de la rivalité et de la guerre entre Marc-Antoine et Octave, Cos a eu le tort de prendre le parti de Marc-Antoine, car c’est Octave qui a gagné et s’est ensuite proclamé empereur sous le nom (et titre) d’Auguste. Et il a puni Cos en exigeant le paiement d’un tribut d’un montant faramineux. Comme je l’ai fait tout à l’heure pour Tacite, je vais maintenant citer le géographe Strabon, né vers 64 avant Jésus-Christ et mort vers 21 de notre ère, d’abord dans le texte grec (XIV, 2, 19), avant de le traduire:
Ἐν δὲ τῷ προαστείῳ τὸ Ἀσκληπιεῖον ἔστι, σφόδρα ἔνδοξον καὶ πολλῶν ἀναθημάτων μεστόν, ἐν οἷς ἐστι καὶ ὁ Ἀπελλοῦ Ἀντίγονος. Ἦν δὲ καὶ ἡ ἀναδυομένη Ἀφροδίτη, ἣ νῦν ἀνάκειται τῷ θεῷ Καίσαρι ἐν Ῥώμῃ, τοῦ Σεβαστοῦ ἀναθέντος τῷ πατρὶ τὴν ἀρχηγέτιν τοῦ γένους αὐτοῦ· φασὶ δὲ τοῖς Κῴοις ἀντὶ τῆς γραφῆς ἑκατὸν ταλάντων ἄφεσιν γενέσθαι τοῦ προσταχθέντος φόρου.
“C’est dans un faubourg que se trouve l’Asclépiéion, de grande renommée et rempli de nombreuses offrandes religieuses, parmi lesquelles l’Antigone d’Apelle. Il y avait aussi l’Aphrodite Anadyomène, qui est maintenant exposée à Rome en l’honneur du divin César, emportée par l’empereur pour offrir à son père celle qui est à l’origine de sa famille. On dit que, pour prix du tableau, il a accordé une remise de cent talents sur le tribut imposé”.
Le talent, à cette époque, valait 26,16 kg d’or, le prix ainsi évalué de l’œuvre d’Apelle est considérable. Et il laisse imaginer quelle était l’amende imposée à l’île! L’empereur Auguste, qui aimait les œuvres d’art, l’a donc emporté à Rome, sans se soucier d’en priver le dieu… Et, avec tant d’autres œuvres d’art, le tableau a disparu par la suite. Sans doute au cours des pillages lors des invasions barbares. Ou lors du grand incendie de Rome allumé par Néron. Quant à l’expression “l’origine de sa famille”, il faut savoir que les Romains se sont imaginé une origine liée à l’épopée de la Guerre de Troie: après la prise de Troie par les Grecs, Énée qui est un héros troyen fils d’Anchise et de la déesse Aphrodite que les Romains assimilent à leur Vénus, part en exil en Italie avec son père et son fils Iule (aussi appelé Ascagne). Les fondateurs de Rome en 753 avant Jésus-Christ, les jumeaux Romulus et Rémus (ceux qui ont été nourris par la louve), sont présentés comme des descendants de Iule. Jules César (en latin Iulius Caesar) prétendait que son nom, et celui de ses ascendants, venait de ce Iule petit-fils de celle qu’il appelait Vénus, donc de cette Aphrodite peinte par Apelle. C’est de cette façon que César se disait descendant de la déesse.
Vers le deuxième siècle après Jésus-Christ, peut-être même un peu plus tard, on a construit sur cette même terrasse, de l’autre côté de l’autel par rapport au temple d’Asclépios, un temple périptère (tout entouré de colonnes) de style corinthien, dédié à Apollon et peut-être aussi à l’empereur Néron. C’est le n°10-K. À l’époque où ils étaient maîtres de l’île, les Italiens ont relevé sept de ces colonnes, ce qui en fait, selon mon goût, le monument le plus impressionnant du sanctuaire.
Plus à l’est, auprès de ce temple périptère il y avait une leschè (repère L), le terme désignant un espace de rassemblement et de discussion. C’est là que se réunissait, entre autres, le conseil. De ce bâtiment il n’y a que peu de traces: on peut se reporter à la troisième des photos que j’ai publiées plus haut, juste après le dessin de reconstitution du site, et l’on voit, derrière le temple, des pierres alignées formant un angle droit. Ce sont les fondations, au ras du sol, de deux côtés de la leschè. La reconstruction ne la représente pas.
Nous sommes repartis de l’autre côté de la terrasse, au nord-ouest. Sur la reconstitution et le plan, c’est le n°12-I, entre le temple ionique d’Asclépios et le mur de soutènement de la troisième terrasse. Ce bâtiment mesurait douze mètres sur treize et était composé de deux parties avec une antichambre. Sur les plans comme dans les descriptions, on le nomme un abaton. Étymologiquement, ce mot est composé du verbe marcher, βαίνω, et du préfixe a- privatif: un endroit où l’on ne peut marcher. C’est, dans le sanctuaire, la salle où seuls les prêtres, ou parfois les initiés, ont le droit de pénétrer. Confirmant cette signification, employé comme adjectif, il qualifie un lieu d’accès impossible, montagne escarpée, fleuve rapide, etc. Alors je ne comprends pas pourquoi on utilise ce terme pour nommer le bâtiment, en ajoutant que c’était sans doute le logement des prêtres du sanctuaire. Car les prêtres de la religion grecque païenne ne faisaient l’objet d’aucune consécration comme les prêtres des Églises chrétiennes, c’étaient des citoyens choisis pour leurs qualités et leurs mérites, et qui exerçaient ces fonctions pour un temps. Leur demeure n’était donc nullement interdite d’accès à qui n’était pas prêtre. Comme je suis convaincu que ces indications sont données par les archéologues qui savent ce qu’ils disent, et qu’en plus c’est relayé dans des sites grecs dont les auteurs comprennent parfaitement la signification du mot abaton, il faut chercher une explication qui concilie les deux. Je suppose donc que ni le mot grec κατοικίες, ni la traduction anglaise qui en est donnée, abodes, ne doivent être pris dans le sens de résidence, comme, lorsque j’étais proviseur, je disposais d’un “logement de fonction”, mais dans le sens de lieu où ils se couchaient, et peut-être y recevaient-ils dans leur sommeil la visite du dieu, ce qui justifierait que ce soit un lieu sacré où le profane ne peut pénétrer.
Mais j’ai aussi lu une autre interprétation du bâtiment. Il était composé de deux pièces. Ce ne sont pas les prêtres qui auraient été logés là, mais ce serait le lieu où, hommes d’un côté et femmes de l’autre, les patients seraient venus dormir en attendant l’intervention divine. Un abaton aussi, donc, mais avec un tout autre rôle. Concernant ces pièces où l’on dort en espérant une guérison miraculeuse, je donne quelques explications supplémentaires plus bas, quand nous atteindrons la troisième terrasse.
Reportons-nous d’abord au plan. Nous progressons du “haut” de l’image vers le “bas”, du nord au sud, et approchons de l’escalier 14-M qui mène à la troisième terrasse. Sur la gauche du visiteur, donc à droite sur le plan, sur le flanc est de l’escalier, il est nettement représenté une structure en arc de cercle (repère J du plan), c’est celle de mes deux premières photos ci-dessus, la troisième montrant des pierres tombées du bâtiment, et la quatrième est un gros plan sur un lion, très petit, qui orne ces pierres. Mais, curieusement, quand je regarde maintenant le dessin de la reconstitution du sanctuaire, ce bâtiment a été oublié à la gauche de l’escalier. Je me suis demandé si c’était volontaire, s’il était d’une époque postérieure, mais non, il est contemporain de la construction du temple d’Asclépios, le n°9-H qui, lui, est bel et bien représenté. C’est donc un oubli pur et simple.
Ce bâtiment (J) est une exèdre. Drôle de mot? Pas du tout, si l’on considère son étymologie. D’abord la racine indo-européenne *sed- que l’on trouve dans le verbe latin sedo (“je suis assis”, d’où le français sédiment ou, plus déformé, siège), racine qui, en grec, a remplacé le S initial par une aspiration, hed- avec le même sens d’être assis, et qui se retrouve en français dans un mot comme cathédrale, avec le préfixe kata, kat. Le mot grec ἕδρα (hédra), lui, désigne un siège (à l’origine, le mot cathédrale était un adjectif, et l’église cathédrale était celle où l’évêque avait son siège). Et puisque le préfixe ex- évoque une idée de sortir, d’être en dehors, à l’extérieur (par exemple en français expatrier, sortir de la patrie; ou exhaler, faire sortir l’haleine), par conséquent une exèdre, ἐξέδρα, désigne un bâtiment qui offre des sièges à l’extérieur. L’exèdre peut parfois être couverte, mais elle n’est jamais fermée. Ce bâtiment en arc de cercle comportait donc des bancs de pierre, et était utilisé pour des réunions en plein air au sein du sanctuaire. Un peu d’étymologie, et tout s’éclaire!
Quant aux niches vides de l’exèdre, est-il besoin de le préciser pour des Français qui ont l’habitude d’en voir sur les églises, là où sont passés les révolutionnaires? En France c’était pour manifester la haine de la religion, les statues ont été brisées, ici à Cos c’était pas amour de l’art, les statues ont été volées (sauf peut-être certaines d’entre elles qui ont pu être jetées à bas par des séismes).
Quand on regarde le plan, on voit qu’une première volée de marches est située entre l’abaton et l’exèdre, suit un palier, et d’autres marches reprennent pour mener à la troisième terrasse (14-M). Sur le dessin de reconstitution, c’est peut-être un peu moins visible, mais on perçoit quand même une rupture au milieu de l’escalier. Mes deux photos ci-dessus montrent les deux moitiés de cet escalier. Il se trouve que la pente de la colline n’était pas assez abrupte pour que l’on accède de la seconde à la troisième terrasse avec un escalier simple, il aurait alors fallu de gigantesques travaux de terrassement pour agrandir la seconde terrasse et monter d’une seule volée de marches. À quoi bon, puisque l’on disposait de suffisamment d’espace pour construire ce que l’on voulait? Il n’empêche, cet escalier est impressionnant. Je n’ai pas compté ses marches, il paraît qu’il y en a soixante, s’étalant sur une longueur de trente-huit mètres pour un dénivelé de onze mètres. Dans sa première partie, il mesure dix-huit mètres de large, et se réduit à neuf mètres dans la seconde partie.
Le premier plan de la première de ces photos permet de voir l’abaton 12-I, dont il reste encore le seuil de la porte et un pan de mur.
Nous sommes donc parvenus au niveau de la troisième terrasse, qui mesure pas moins de quatre-vingts mètres sur soixante. Commençons par voir le tour, où sur trois côtés court une stoa qui dessert, sur les petits côtés du rectangle, au nord-ouest et au sud-est, une série de chambres. Ce sont les repères 3-N et 4-N. Il ne s’agit pas, ici, d’offrir un hébergement pour les pèlerins, une sorte d’hôtellerie du sanctuaire. Les chambres situées à ce niveau supérieur constituent l’encoimétérion (ἐγκοιμητήριον), le lieu où dorment les patients dans l’attente de la visite d’Asclépios ou de sa fille Hygieia. De ce genre de visite et de guérison, je donne deux exemples dans cet article de mon blog que je citais au début (Sounion, musée archéo, Mycènes, Épidaure. 24 et 25 juin 2011), avec les bas-reliefs correspondants.
Puisque l’on passe du temps à ce niveau, on a besoin d’eau pour l’hygiène, pour se désaltérer, et tout autant pour les ablutions rituelles avant de se coucher dans l’encoimétérion ou avant les rites du temple. Il a donc fallu établir des canalisations de terre cuite pour amener l’eau jusque là.
Ce que l’on voit en premier lieu en arrivant sur la troisième terrasse, c’est le grand temple dorique d’époque romaine 16-O. C’est loin d’être la ruine la plus parlante et la plus belle, mais c’est la plus importante, et c’est pourquoi j’ai voulu terminer par ce temple, plaçant avant lui la stoa et les chambres dont il reste encore moins… C’est vers 170 ou 160 avant Jésus-Christ qu’a été construit ce grand temple périptère d’Asclépios et d’Hygieia, qui fait 31,17 mètres sur 15,96. Un panneau sur le site précise qu’il est une copie du temple d’Asclépios à Épidaure, mais en beaucoup plus grand du fait de la compétition entre les deux grands sanctuaires, celui d’Épidaure ne mesurant “que” 23,09 mètres sur 11,76. Je fais mon petit calcul, 497,47 mètres carrés pour Cos, et 271,54 mètres carrés dans le Péloponnèse. Différence: 225,93 mètres carrés, soit plus de 83% plus grand à Cos. Pas mal!
Ma seconde photo ci-dessus montre, en fond de décor du temple, un horizon maritime, borné par des collines: c’est la côte d’Asie Mineure. Et si du temple on voit la mer et l’Anatolie, cela signifie que de la mer et de l’Anatolie on voyait le temple, et il était également visible de la côte de l’île. Aujourd’hui qu’il n’en reste que la base, bien sûr, d’en bas on n’en voit plus rien… Sur cette terrasse, pas d’autel de sacrifices, puisque lors de la construction de ce temple dorique on a simultanément reconstruit et magnifiquement décoré l’autel de la seconde terrasse.
La christianisation de l’île a amené l’abandon du sanctuaire. Les séismes ont provoqué des destructions sans que l’on cherche à réparer ou à rebâtir. Puis au temps de l'Empire byzantin on a construit une église sur les fondations de ce temple dorique d'Asclépios et Hygieia, l'église Notre-Dame de Tarsos, qui dépendait du monastère de Saint-Jean de Patmos. Mes photos montrent le chapiteau d'une colonne sur le dernier tambour de marbre, et dessus une grosse pierre plate: c’est ce montage qui servait d'autel dans l’église paléochrétienne. C’est tout ce qu’il reste du temple.
Autour de cette plateforme, on voit un bois de cyprès. Dans l’antiquité, avant que s’établisse le sanctuaire d’Asclépios, le bois existait déjà, et s’étendait sur toute la surface que nous venons de visiter, sur toute la pente de cette colline. Il était consacré à Apollon. Le mot grec κυπάρισσος (cyparissos) désigne le cyprès, on honorait donc Apollon cyparissien. Or, au début du présent article, je disais que dès l’époque qui a immédiatement suivi Hippocrate, on avait construit un autel à Asclépios dans un ancien sanctuaire d’Apollon. C’était ce bois de cyprès que l’on a en grande partie défriché pour honorer le fils du dieu: Apollon ne pouvait que se réjouir que son fils soit honoré auprès de lui. Son fils et sa petite-fille.
Et Hippocrate, dans tout cela? Car enfin, c’est quand même un très grand médecin, le père de la médecine moderne. Oh non, je ne suis pas impie, je ne mets pas en doute le pouvoir d’Asclépios et d’Hygieia, mais enfin pour ne pas engorger l’encoimétérion les patients devaient d’abord se soumettre à l’examen des médecins humains et essayer leurs traitements, et ce n’est qu’au cas où leur science ne pouvait pas triompher du mal que l’aide du dieu et de sa fille était sollicitée. Et comme, à Cos, je n’ai pas plus de photo d’identité d’Hippocrate que d’Asclépios, je suis contraint d’aller piocher dans ma collection. C’est au musée archéologique de Naples que, le 28 avril 2010, j’ai pris les deux photos ci-dessus d’un buste d’Hippocrate, copie au premier siècle de notre ère d’un original grec de la moitié du deuxième siècle avant Jésus-Christ.
Gorgias est un philosophe grec né en Sicile vers 480 avant Jésus-Christ, que Platon met en scène dans un dialogue qui porte son nom et qui est l’auteur d’un Traité sur le non-être. Démocrite (460-370 avant Jésus-Christ) est un philosophe grec matérialiste. L’un et l’autre ont joué un rôle important dans la formation d’Hippocrate et dans la maturation de sa science.
Né vers 460 et mort vers 370 avant Jésus-Christ, Hippocrate a vécu environ quatre-vingt-dix ans. On le considère généralement comme le fils d’un certain Héraclide, prêtre d’Asclépios. Et l’origine de cet Héraclide n’est pas indifférente: Asclépios avait plusieurs fils dont deux ont pris part à la Guerre de Troie, cf. Homère, Iliade, chant II, vers 731-732, parlant de groupes de soldats de Thessalie: τῶν αὖθ᾽ ἡγείσθην Ἀσκληπιοῦ δύο παῖδε / ἰητῆρ᾽ ἀγαθὼ Ποδαλείριος ἠδὲ Μαχάων (“ils étaient conduits par deux enfants d’Asclépios, bons médecins, Podaleirios et Machaon”). Sur le chemin du retour, la mer a jeté Podaleirios sur la côte de Carie, en Asie Mineure, où il s’établit et fonde une ville, Syrna. Ses descendants vont s’établir à Cos, à Cnide et à Rhodes. Et parmi les Asclépiades (=descendants d’Asclépios) de Cos, on compte cet Héraclide, et donc aussi son fils Hippocrate. Du sang divin coule dans les veines d’Hippocrate.
Un doute à ce sujet? Tzétzès, un célèbre grammairien et poète grec de Constantinople (vers 1110-vers 1180, donc en plein douzième siècle médiéval) donne sa généalogie. Je cite le passage tiré de ses Chiliades, VII, vers 944 à 958:
Οὖτος ὁ Κῷος ἰατρός, ὁ μέγας Ἰπποκράτης,
πατρὸς μὲν ἦν Ἡρακλειδᾶ, μητρὸς δὲ Φαιναρέτης,
τελῶν ἑπτακαιδέκατος Ἀσκληπιοῦ σπερμάτων.
Μετὰ γὰρ Τροίας ἅλωσιν ἐν τῇ περαίᾳ Ῥόδου
ὁ Ποδαλείριος υἱὸς Ἀσκληπιοῦ ὑπάρχων
Ἱππόλοχον ἐγέννησεν, οὗ Σώστρατος ἐξέφυ,
οὗ Δάρδανος, οὗ Κρίσαμις, οὗπερ Κλεομυττάδης
οὗπερ υἱὸς Θεόδωρος, τοῦ δὲ Σώστρατος ἄλλος,
οὗπερ Σωστράτου Κρίσαμις ὁ δεύτερος ἐξέφυ·
Κρισάμιδος Θεόδωρος δεύτερος πάλιν ἔφυ.
Ἐκ Θεοδώρου τούτου δὲ ὁ Σώστρατος ὁ τρίτος,
οὗ Νέβρος, οὗ Γνωσίδικος, ἐξ οὗ Ἱπποκράτης.
Παῖς ἦν Ἡρακλειδᾶς, οὗ καὶ Φαιναρέτης
ὁ μέγας, ὁ καὶ δεύτερος, γέγονεν Ἱπποκράτης.
Ὅν ὁ πατὴρ Ἡρακλειδᾶς τὰ ἰατρῶν διδάσκει.
Et je traduis: “Ce médecin de Cos, le grand Hippocrate, avait pour père Héraclide et pour mère Phainarétès, à la dix-septième génération depuis Asclépios. En effet, après la prise de Troie, Podaleirios, un fils d’Asclépios, régnant sur Rhodes, un peu plus loin, engendra Hippoloque, de qui naquit Sostrate, de qui Dardanos, de qui Krisamis, et de lui Kléomyttadès, et de lui son fils Théodore, et de celui-là un autre Sostrate, et de ce Sostrate est né Krisamis II; et de nouveau un Théodore II est né de Krisamis. De ce Théodore est né Sostrate III, de qui est né Nébros, de qui Gnosidique, de qui Hippocrate. Il a eu pour enfant Héraclide, et le grand Hippocrate, deuxième du nom, est né de lui et de Phainarétès. C’est son père Héraclide qui lui enseigne l’art de la médecine”.
J’ai déjà évoqué plus haut, ainsi qu’à travers un lien vers un article que j’avais écrit au sujet de Thasos, les méthodes d’Hippocrate pour établir son diagnostic. Il constituait des fiches d’observation très détaillées, mais il n’a sans doute jamais rédigé lui-même de traité de médecine, ou si par hasard il en avait écrit ces documents se seraient perdus. Ce que l’on sait de ses théories et de ses recherches, c’est par un corpus de traités rédigés par ses disciples, soit ceux qu’il a connus et formés de son vivant, soit ceux qui se sont formés après sa mort à son école. Non seulement son génie médical est toujours d’actualité, mais le serment qu’il a rédigé, ou qui a été rédigé selon ses préceptes, est aussi et surtout un code moral qui fonde les devoirs du médecin. Certains aspects, comme la référence aux dieux, ne sont plus d’actualité, de même l’évolution des mentalités accepte généralement, aujourd’hui, l’avortement, mais l’idée même, le fondement du serment peuvent et doivent inspirer tous les praticiens de la médecine en notre vingt-et-unième siècle. Il dit (dans la traduction Littré):
“Je jure par Apollon, médecin, par Asclépios, par Hygieia et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, les prenant à témoin que je remplirai, suivant mes forces et ma capacité, le serment et l'engagement suivants:
Je mettrai mon maître de médecine au même rang que les auteurs de mes jours, je partagerai avec lui mon savoir et, le cas échéant, je pourvoirai à ses besoins; je tiendrai ses enfants pour des frères, et, s'ils désirent apprendre la médecine, je la leur enseignerai sans salaire ni engagement. Je ferai part de mes préceptes, des leçons orales et du reste de l'enseignement à mes fils, à ceux de mon maître et aux disciples liés par engagement et un serment suivant la loi médicale, mais à nul autre.
Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m'abstiendrai de tout mal et de toute injustice. Je ne remettrai à personne du poison, si on m'en demande, ni ne prendrai l'initiative d'une pareille suggestion; semblablement, je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif. Je passerai ma vie et j'exercerai mon art dans l'innocence et la pureté.
Je ne pratiquerai pas l'opération de la taille, je la laisserai aux gens qui s'en occupent.
Dans quelque maison que j'entre, j'y entrerai pour l'utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur, et surtout de la séduction des femmes et des garçons, libres ou esclaves.
Quoi que je voie ou entende dans la société pendant, ou même hors de l'exercice de ma profession, je tairai ce qui n'a jamais besoin d'être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas.
Si je remplis ce serment sans l'enfreindre, qu'il me soit donné de jouir heureusement de la vie et de ma profession, honoré à jamais des hommes; si je le viole et que je me parjure, puissé-je avoir un sort contraire”.
Oui, ce Xénophon, en empoisonnant l’empereur Claude a gravement manqué à son serment. Car c’était un médecin de Cos, un médecin hippocratique, et il avait prêté ce serment. Il s’est parjuré. Sa générosité envers le sanctuaire d'Asclépios, était-ce pour se faire pardonner des dieux?