Lefkadia fait partie de l’antique Mieza, au même titre que Naousa dont je parlais récemment, car cette ville macédonienne était très étendue. Le premier juillet, à propos de Vergina, je parlais de l’arrivée du premier roi de la dynastie macédonienne dans cette région d’Émathie, qui s’étend à l’est du mont Vermion et dont Hérodote dit qu’il y pousse des roses à soixante pétales au merveilleux parfum et que là se trouvaient les jardins de Midas fils de Gordias.
Commençons par le père. Quoique lointain descendant de rois, Gordias est un pauvre paysan de Macédoine, vers 1300 avant Jésus-Christ. Voyant un aigle se poser sur son char à bœufs et n’en plus bouger, il y voit un présage et décide de se rendre jusqu’en Phrygie pour y consulter l’oracle de Zeus Sabazios, l'aigle étant l'oiseau de Zeus. Une voyante rencontrée aux portes de la ville lui conseille de sacrifier au dieu et propose de l’accompagner au temple pour s’assurer qu’il choisisse les victimes correctement. Jeune, jolie, intelligente, elle plaît tant à Gordias qu’il lui propose de l’épouser. Elle accepte, mais seulement après les sacrifices à Zeus. Or, dans la ville, on devait choisir un roi mais on n’arrivait pas à s’entendre sur le choix, aussi consulta-t-on l’oracle, qui dit de proclamer roi le premier homme qui monterait au temple sur un char. On s’imaginait, bien sûr, un beau char royal attelé de nobles chevaux, mais c’est à ce moment précis que Gordias et la voyante firent leur entrée en ville et montèrent vers le temple de Zeus, sur l’acropole, à bord de leur lourd char paysan tiré par des bœufs. Et Gordias fut proclamé roi. C’est ce Gordias qui, alors, fonda la ville de Gordion et en fit la capitale de la Phrygie. Son char, dont le timon était fixé avec un nœud inextricable, était conservé dans la ville.
Midas est donc le fils de Gordias, selon Hérodote. D’autres auteurs le disent adopté par le couple de Gordias et Cybèle. Ce qui laisserait entendre que la jeune devineresse épousée par Gordias ne serait autre que la déesse Cybèle, la Grande Mère, divinité de première importance en Asie Mineure. Dans l’une de ses fables, Hygin (né en 67 avant Jésus-Christ et mort en 17 de notre ère) raconte que “tandis que le père Liber [= Dionysos] menait son armée en Inde, Silène se perdit. Midas le recueillit avec hospitalité et lui offrit un guide pour le conduire auprès de Liber. Pour cette faveur, le père Liber donna à Midas le privilège de demander ce qui lui plairait. Midas demanda que tout ce qu’il touche devienne de l’or. Quand son souhait fut exaucé, et qu’il revint à son palais, tout ce qu’il toucha devint de l’or. Mais tandis qu’il était torturé par la faim, il pria Liber de reprendre son merveilleux présent. Liber lui ordonna de se baigner dans le fleuve Pactole et, dès que son corps toucha l’eau, elle prit une couleur dorée. La rivière de Lydie fut depuis appelée Chrysorrhoas [= écoulement d’or]”. Cela pour expliquer les pépites d’or ramassées en grand nombre dans ce fleuve.
Les données historiques, si l’on en croit Hérodote, font des Phrygiens un peuple installé en Macédoine qui serait ensuite passé par la Thrace, aurait traversé l’Hellespont (Dardanelles) pour gagner l’emplacement de Troie, non encore détruite lors de la Guerre menée par les Mycéniens avec Agamemnon, et de là serait arrivé en Phrygie, au centre de l’Asie Mineure aujourd’hui turque, profitant de la ruine de l’Empire Hittite.
Beaucoup plus tard, un autre roi Midas a régné de 715 à 676 avant Jésus-Christ. Il est le dernier roi de la dynastie, avant que le royaume phrygien soit anéanti par les Cimmériens. Laissons encore passer quelques siècles. Un oracle avait prédit que qui réussirait à défaire le nœud du char de Gordias, pieusement conservé, se rendrait maître de l’Asie. En 333, Alexandre arrive là, cherche à défaire le nœud gordien et, ne parvenant pas à trouver l’extrémité, se saisit de son épée et, d’un coup, le tranche. Et l’on sait comment, ensuite, il conquit l’Asie jusqu’à l’Indus…
Nous sommes donc sur cette partie de Mieza occupée aujourd’hui par la commune de Lefkadia. Les découvertes qui y ont été faites montrent l’occupation du site depuis la fin de l’âge du bronze. Il y a entre autres un grand théâtre que l’on ne peut visiter, non seulement parce que les fouilles n’y sont pas terminées, mais surtout pour raison de sécurité parce que l’on y travaille à la restauration, que des grues transportent en l’air d’énormes pierres, que des engins de terrassement s’y déplacent en tous sens. Mais un simple grillage barre la route, et la grille en est largement ouverte, les ouvriers ayant besoin de circuler. Seul le panneau de danger nous interdit le passage. Ce n’est qu’en 1992 que ce théâtre hellénistique du deuxième siècle avant Jésus-Christ a été découvert, en bien mauvais état parce que ses pierres ont été utilisées au cours des siècles pour d’autres constructions. Le diamètre de l’orchestra est de 22 mètres. Avec ses quatre premiers rangs en pierre maçonnée extraite sur place et les douze suivants directement taillés dans le roc de la pente, il devait pouvoir admettre 1500 à 2000 spectateurs. Il est orienté vers la plaine où, à l’époque, il y avait un lac.
Mais surtout, sur le territoire de Lefkadia, on trouve des tombes dites macédoniennes, non seulement parce qu’elles sont en Macédoine, ce qui est si évident que ce serait absurde, mais parce qu’elles sont d’un type particulier que l’on ne trouve presque qu’en Macédoine. On en dénombre au total, à Lefkadia et ailleurs, plus de soixante-dix. Elles ont en commun d’être hors les murs de la cité ou sur le bord d’une route, de comporter une chambre, ou une antichambre et une chambre, de forme carrée ou rectangulaire et au toit presque toujours en voûte, d’être accessibles via une rampe, ou un couloir qui parfois est couvert d’une voûte, de disposer de façades évoquant des maisons voire, pour les plus monumentales, évoquant des temples ioniques ou doriques, et d’être construites avec des murs de pierre locale (poros) systématiquement enduits de plâtre blanc pour être peints de fresques de couleurs vives. Des traces de réparations ou d’additions, plus rarement des inscriptions, prouvent qu’il s’agit de tombes familiales, rouvertes pour accueillir d’autres morts. Après la crémation rituelle, les restes du défunt étaient placés à l’intérieur avec de riches présents, puis des portes de marbre étaient hermétiquement fermées et l’on enterrait le tout sous un tumulus. Le lit de banquet que les archéologues retrouvent à l’intérieur avec tous les accessoires d’un repas témoignent du rite de banquet funèbre, le défunt partant dans l’au-delà où il participera à l’éternel banquet des Immortels.
La tombe que nous visitons ici, qui date du dernier quart du quatrième siècle avant Jésus-Christ (et donc quelque temps après la mort d’Alexandre), est appelée la Tombe du Jugement en raison de la fresque splendide qui représente les juges des enfers devant lesquels comparaît le défunt. Hélas, cette fresque en restauration n’était que très peu visible lors de notre passage, cachée par les échafaudages et les divers enduits des restaurateurs (première photo ci-dessus). La façade est divisée en quatre panneaux. Sur le premier à gauche, c’est le défunt, tenant une lance dans une main, son épée dans l’autre. Curieux, quand on sait que les morts doivent se présenter sans armes aux enfers, mais nous allons voir qu’il y a une explication très probable. Le deuxième panneau représente Hermès, le Psychopompe (conducteur des âmes) retourné vers la gauche pour inviter à le suivre. De l’autre côté de la porte, se trouvent les juges. C’est dans le Gorgias que Platon en parle : “Au temps de Cronos, il y avait une loi concernant les hommes, qui était celle-ci, toujours en vigueur chez les Dieux, même à présent encore, que celui des hommes qui a passé toute sa vie dans la justice et la piété s’en aille, quand il a fini ses jours, habiter les Iles des Bienheureux dans un état complet de béatitude et d’exemption de tous maux, tandis que celui qui l’a passée dans l’injustice et l’impiété s’en va à cette prison où se paient les peines encourues, et que l’on appelle Tartare. Mais […] c’étaient des vivants qui étaient juges de vivants, rendant leur sentence le jour même où devaient trépasser ces derniers. Mais leurs jugements étaient de mauvais jugements. Zeus tint alors ce langage : 'Eh bien! dit-il, je vais mettre un terme à cet état de choses. […] Ce qu’il faut en premier faire cesser, c’est que les hommes sachent à l’avance qu’ils vont mourir, car actuellement à l’avance ils le savent. […] J’ai nommé juges mes propres fils : deux originaires de l’Asie, Minos et Rhadamanthe, un seul originaire de l’Europe, Éaque. Donc, quand ils seront trépassés, ils prononceront leurs sentences dans la Prairie, au carrefour d’où partent les deux routes, l’une vers les Iles des Bienheureux, l’autre vers le Tartare. Les morts qui viennent de l’Asie seront jugés par Rhadamanthe ; ceux qui viennent de l’Europe, par Éaque. À Minos, d’autre part je donnerai la prérogative d’être surarbitre, pour le cas où les deux autres seraient, en quelque point, embarrassés, afin que la décision soit aussi juste que possible quant au voyage à assigner aux hommes' ”. Conformément à cela, sur le troisième panneau Éaque est assis, pensif et concentré, tandis que dans le dernier panneau à droite Rhadamanthe debout observe la scène en attente de la sentence. Minos est absent, ce qui laisse penser que le jugement ne sera pas difficile. Photis Petsas, l’archéologue éminent qui a découvert cette tombe, a été frappé par la reprise de cette disposition par le christianisme. Le rôle d’Hermès est tenu par la Vierge, dont le défunt attend l’intercession. Puis Jésus, juge des âmes. Enfin, comme Rhadamanthe est le demi-frère d’Éaque, on trouve saint Jean Baptiste, cousin de Jésus.
C’est en 1954 que, lors de la construction de la route provinciale reliant le village de Chariessa à la grand-route de Véroia à Edessa, les engins de travaux publics ont buté sur cette tombe. Certes, cela a permis de la découvrir, mais travaillant sans délicatesse et ne comprenant pas quel obstacle ils rencontraient, les engins y ont causé de gros dégâts. Pourtant, sous son tumulus de 10 mètres de diamètre et 1,50 mètre de haut, je suppose qu’elle n’était pas invisible… Sur sa façade quasiment carrée de 8,68 mètres de large sur 8,60 mètres de haut, il n’y a exceptionnellement pas de portes de marbre, l’ouverture ayant été simplement scellée avec des blocs de poros. La tombe principale de (longueur sur largeur sur hauteur) 4,90x4,82x5,25 mètres est précédée d’une antichambre beaucoup plus vaste de 6,50x2,12x7,70 mètres. Les fouilles ont été menées, puis le bâtiment a été laissé à l’abandon à tel point qu’il menaçait de s’écrouler. Il a fallu une plainte contre X pour abandon du monument déposée par Emmanouil Valsamidis, proviseur de lycée très impliqué en archéologie et des votes de divers conseils locaux pour que le ministère de la culture réagisse enfin.
Avant de passer à une autre tombe, je reviens sur l’identification de ce défunt qui ose se présenter devant les juges des morts avec des armes. Grande et riche, cette tombe est celle d’un guerrier de haut rang. Le mouvement du corps, celui des jambes, rappellent ceux d’une statuette d’Alexandre possédée par le Louvre (les auteurs ne donnant pas de détails, je ne peux chercher sur Internet l’image de cette statuette pour comparer). De même, la cuirasse ressemble à celle d’Alexandre sur une mosaïque de Pompéi. Au lieu de la représentation traditionnelle de Déméter et Perséphone, le choix de ce mythe tiré de Platon laisse penser que le défunt avait une formation philosophique reçue d’un disciple de Platon, autrement dit ce serait l’un des condisciples d’Alexandre au nymphée de Mieza auprès d’Aristote. Enfin, pour ne pas influencer les juges, on doit se présenter sans armes, sans aucun élément révélant la puissance ou la richesse. Mais Alexandre admirait Achille, et dans le sanctuaire d’Athéna à Troie il avait trouvé ses armes qu’il avait prises, laissant sa cuirasse en échange. C’est le père d’Achille, Pélée, qui lui a légué sa lance, taillée dans un frêne du Pélion, cadeau du centaure Chiron à l’occasion de son mariage avec Thétis (voir mon article sur le Pélion, 17 et 19 juin 2012). C’est avec cette lance qu’il a tué Hector. Sauf de la lance qu’il n’avait pas, Patrocle a été dépouillé par les Troyens des armes d’Achille qu’il utilisait lorsqu’il est mort, et le dieu Héphaïstos a forgé de nouvelles armes pour Achille, dont l’épée. Cette lance et cette épée, Alexandre les a confiées à son ami, condisciple du nymphée, garde du corps qui l’avait sauvé lorsque, touché d’une flèche, il avait perdu connaissance. Ce garde du corps, c’est le général Peucestas, devenu satrape de Perse, présent à la mort d’Alexandre à Babylone, qui beaucoup plus tard se retirera dans sa Mieza natale. Il y a donc fort à parier que cette tombe soit celle de Peucestas.
Nous nous sommes rendus à une tombe qui, fait très rare dans les tombes macédonienne, porte des noms, Lyson et Calliclès, fils d’Aristophane, un Aristophane qui, bien sûr, n’a rien à voir avec le poète comique athénien auteur des Oiseaux, des Guêpes ou de Lysistrata. Elle avait été soigneusement pillée lorsqu’elle a été découverte du temps de l’Occupation allemande, en 1942, et fouillée dans la foulée, en 1943. Elle est plus petite que la plupart, et sa façade n’est pas décorée. Hélas, trois fois hélas, elle n’est pas ouverte à la visite, et les photos ci-dessus, je les ai prises… sur le panneau placé devant l’entrée. Il aurait pourtant été fort intéressant de voir l’intérieur, qui comporte 22 niches alignées sur deux rangées et qui avaient été fermées par des plaques de terre cuite. Cinq étaient vides, mais dans les 17 autres se trouvaient les urnes ayant recueilli les cendres de crémations. En fait, 18 crémations, parce que celles d’Aristophane et de sa femme Thessalonique avaient été placées dans la même niche. Au-dessus de chaque niche figure le nom du défunt, les hommes sur la rangée du haut, les femmes sur la rangée du bas. Il est ainsi possible de reconstituer l’arbre généalogique de la famille. Puisque leurs parents sont eux aussi enterrés ici, je ne sais pourquoi au-dessus de la porte figurent les noms de Lyson et Calliclès qui, en outre, avaient un frère. Peut-être parce que c’est eux qui avaient commandé la tombe, ou parce qu’ils sont les deux premiers de la famille à y avoir été enterrés. Cette tombe a été utilisée de la fin du troisième siècle au milieu du deuxième siècle avant Jésus-Christ.
Le site de Mieza et de ses villages, réparti sur les communes actuelles de Naousa, Kopanos, Chariessa et Lefkadia, avait été identifié au dix-neuvième siècle par le Français Delacoulonche accompagné de l’architecte et archéologue danois Kinch. Les villageois avaient creusé un trou, jusqu’à percer le toit en voûte, et grâce à cela c’est ce Kinch qui, en 1887, a découvert de façon fortuite la tombe ci-dessus, étudiée en 1889 et 1892. Mais ce n’est qu’à partir de 1950 que cette tombe, appelée Tombe de Kinch, va être fouillée systématiquement. Entre temps, les travaux de construction de la ligne de chemin de fer de Thessalonique à Monastiri ont bien endommagé le bâtiment et l’ont presque écrasé sous la masse de terre rejetée. Il va être déblayé, restauré, fouillé à partir de 1970, mais la plupart des peintures murales, connues par les reproductions qu’en avait faites Kinch, sont perdues à jamais. C’est une perte d’autant plus catastrophique que nulle part ailleurs que dans ces tombes macédoniennes ne subsistent de grandes surfaces de compositions peintes des époques classique et hellénistique, œuvres annonciatrices des peintures de Pompéi. Ici encore, la porte de cette tombe de la première moitié du troisième siècle avant Jésus-Christ est fermée, nous ne la visiterons pas.
En revanche, grâce à l’intervention des personnes rencontrées à la conférence du centre culturel Aristote à Naousa, nous avons eu la chance exceptionnelle de pouvoir visiter la tombe dite des palmettes, normalement fermée car elle est en cours de restauration. Cette tombe de la première moitié du troisième siècle avant Jésus-Christ qui, sous son tumulus de 15 à 17 mètres de diamètre et 2,50 mètres de haut, avait déjà été pillée dans l’Antiquité, a été découverte par hasard durant l’hiver 1971 par… des voleurs d’antiquités. L’histoire ne dit pas comment elle est passée des voleurs aux archéologues. L’escalier que l’on voit dans ce couloir d’accès est moderne, il a été construit pour faciliter l’accès, mais surtout pour maintenir les murs latéraux.
La façade, de 6,25 mètres de large sur 5,25 mètres de haut dépasse le toit de l’antichambre qui ne monte qu’à 5,14 mètres, la pièce faisant 4,08 mètres de large et 2 mètres de profondeur. Derrière, la chambre fait 5,10 mètres sur 4,70 et elle est haute de 4,95 mètres. Ces deux pièces sont sous voûte et, ce qui justifie le nom donné à cette Tombe des Palmettes, la décoration consiste en fleurs de lotus et en palmettes. Les couleurs ont été remarquablement conservées.
Pour conclure cet article sur les tombes macédoniennes de Lefkadia, après avoir montré les remarquables palmettes de cette tombe, je voudrais revenir à Platon, dans les Lois, cette fois-ci. Il y décrit la tombe des plus hauts dignitaires de la république. “Leur tombe sera construite sous terre, en forme de voûte oblongue de pierre poreuse, aussi durable que possible, et composée de couches de pierres posées côte à côte. Lorsque l’on y a mené celui qui est parti vers le repos, on élèvera un tertre inscrit dans un cercle qui en fera le tour et on y plantera un bosquet d’arbres, sauf à une extrémité pour qu’en cet endroit la tombe puisse toujours être agrandie”. Ce texte, plus ancien que la plus ancienne des tombes macédoniennes connues à ce jour, et rédigé par un Athénien, n’en décrit cependant pas moins ce que nous pouvons voir sur le territoire de l’ancienne Mieza ou à Vergina, par exemple.