Maintes fois, nous avons tenté de visiter l’église San Bartolomeo all’Isola (Saint Barthélémy en l’Île), cette grande église sur l’île du Tibre, mais toujours nous l’avons trouvée fermée. Aujourd’hui, de nouveau, nous tentons notre chance et, ô miracle, elle est ouverte. Son clocher, comme beaucoup d’autres à Rome, date du douzième siècle, mais elle a été bâtie pour accueillir le corps de saint Barthélémy, l’apôtre qui avait été écorché vif, que l’on a apporté en 873.
J’ai déjà eu l’occasion de la photographier et d’en publier l’image dans mon blog. Je préfère donc, aujourd’hui, la montrer telle qu’on la voit depuis le Ponte Cestio qui relie l’île à la rive droite (quartier du Trastevere), et comme la représente Achille Pinelli. Je ne peux pas dire qu’elle soit splendide, mais sa position dans l’île, l’ambiance autour d’elle, ou je ne sais quoi d’autre, lui donne un charme certain.
Ce n’est certes pas sa nef, très sombre, qui m’a enchanté. Comparée à celle de beaucoup d’églises hors de Rome, elle est assez belle, mais à côté de bien des églises romaines elle est assez quelconque. Toutefois, ses 24 colonnes de granit proviennent d’un temple païen. Sur ma photo, on distingue de loin une sorte de cylindre dans l’obscurité, au pied des quelques marches qui montent à l’autel.
C’est la margelle d’un puits profond, puisqu’il descend à 12 mètres sous le sol de l’église. Il a été creusé dans le fût d’une colonne antique (ce qui explique que son diamètre soit petit pour un puits, même s’il est énorme pour une colonne). Cette pièce de marbre n’a pas seulement été évidée, elle a été sculptée au douzième siècle à l’effigie de saints.
Quand nous étions enfants, quatre années de suite –de 1955 à 1958– nos parents nous ont emmenés en vacances dans une maison louée en Catalogne, à Palamós, distant de quelques kilomètres seulement de Palafrugell. Si j’évoque cela, c’est parce que ce Christ mutilé provient de l’église San Marti de Palafrugell qui a été incendiée pendant la guerre civile d’Espagne. La notice placée devant cette vitrine ne va pas plus loin dans ses explications, or il aurait été intéressant de savoir comment cet objet avait échoué là.
Aucune explication non plus concernant cette icône. Les caractères sont cyrilliques, mais ni Natacha, ni encore moins moi, n’avons pu déterminer de quelle langue il s’agit. Le mot à gauche de la tête ressemble suffisamment au mot russe pour qu’on comprenne (même moi !) qu’il signifie "saint", mais le nom du saint est indéchiffrable pour nous, quelque chose comme Voïtikh... En tous cas, ce n’est pas un personnage connu.
Cette autre icône au dessin très chargé, en revanche, est légendée en italien, ce qui rend très certaine l’identification de son origine. En dessous du Christ représenté siégeant dans un cercle et entouré des vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse, un grand bandeau dit "à travers la grande tribulation". Plus bas, au-dessus d’une tour qui s’effondre, des bâtiments encadrent un homme derrière des barreaux, et sur le toit de ces bâtiments il est écrit "Le Christ dit Je suis la lumière du monde". Je ne suis pas capable d’interpréter tout ce que représente cette icône, mais j’aime la façon naïve dont sont représentés les personnages et les décors, la profusion des images, les couleurs.
J’aime bien, également, ce tableau dont le style est radicalement différent et qui représente la Visitation, je suppose, parce que la position des deux femmes, Marie et Élisabeth, est la même que dans le célèbre tableau de Ghirlandaio, au Louvre. Toutes deux portent des vêtements qui peuvent se rapporter à leur époque, tandis que les deux femmes sur la gauche sont en vêtements contemporains du peintre, ce qui peut signifier qu’elles ne font pas partie de la scène, qu’elles sont de passage. Quant aux deux hommes, à l’arrière-plan, sur les marches de la maison… L’un peut être Zacharie, le mari d’Élisabeth, puisque ce couple était âgé et n’avait plus l’espoir d’avoir un enfant, mais qui accueille-t-il, je n’en sais rien. Quant aux montagnes, tout au fond, et le paysage dans son ensemble, ils évoquent plus la campagne romaine que la région de Jérusalem (Zacharie et Élisabeth vivaient à Ein Kerem, près de Jérusalem, et Joseph et Marie à Nazareth, dans le nord du pays).
Et puis il y a cette Vierge à l’Enfant. Jésus a l’air d’un adulte, la trentaine, mais en réduction dans les bras de Marie. Mais le regard de Marie est merveilleux. Que de tristesse et de foi, dans ce regard !
Sur la vision de cette belle fresque, nous ressortons de l’église, franchissons le Ponte Cestio et suivons la via della Lungaretta qui, dans l’Antiquité, était le début de la via Aurelia, laquelle allait jusqu’en Gaule en longeant la côte. En quelques minutes, nous arrivons à San Crisogono (Saint Chrysogone).
La représentation qu’en donne Giuseppe Vasi laisse voir que l’espace était beaucoup plus dégagé de son temps, au dix-huitième siècle. L’histoire de saint Chrysogone, soldat de l’armée romaine, fait état de sa prédication à Rome à la fin du troisième siècle et au début du quatrième, où il aurait converti beaucoup de gens, parmi lesquels sainte Anastasie et saint Rufin. Cela lui aurait coûté d’être arrêté par l’empereur Dioclétien et condamné à la décapitation. Il aurait été exécuté à Aquileia, très loin de Rome, du côté de Trieste, près de l’actuelle frontière de Slovénie, avec Anastasie et Rufin comme compagnons de martyre. Et à Aquileia on trouve un sarcophage sur lequel est gravé son nom. Par ailleurs, les archives épiscopales de la ville le citent dans la liste de ses évêques. Il faudrait supposer que ce soldat ait été évêque et ait eu une action missionnaire à Rome. Ce n’est pas impossible, il a pu être en garnison à Rome (aux portes de la ville, les soldats en armes ne pouvant y pénétrer), et convertir des gens, soit collègues militaires, soit lors des permissions, soit encore après avoir pris sa retraite. Puis il serait allé à Aquileia dont il serait devenu l’évêque. Surpris alors dans ses fonctions épiscopales, il aurait été exécuté. Mais certains pensent qu’il n’y a pas de lien entre les deux, saint Chrysogone ayant toute son histoire sur Rome, jusqu’à sa condamnation capitale, et par ailleurs un évêque portant le même nom aurait résidé dans le nord du pays, en Vénétie.
Cette église trouve son origine au cinquième siècle. Mais c’est au douzième siècle qu’elle a reçu sa forme actuelle, avec ses vingt-deux colonnes de granit oriental qui ont été récupérées sur des temples païens et son clocher, même si elle a encore été assez profondément modifiée au dix-septième siècle par le cardinal Scipione Borghese, dont on retrouve partout le monogramme et le nom. Notamment, c’est de son temps qu’ont été ajoutés aux colonnes antiques ces volumineux et curieux chapiteaux en stuc et qu’a été monté le plafond à caissons. Passons sur la mosaïque de l’abside qui date du treizième siècle mais qui, à mon avis, ne vaut pas celles de plusieurs autres églises de Rome.
Le sol, lui, me paraît plus original. Ces grands 8 rappellent le travail des Cosmates dont il est contemporain (il date du treizième siècle), mais ici il s’agit non pas d’un appareillage de marbres multicolores, mais de mosaïques, chaque cercle central représentant un dessin particulier.
Et pour changer un peu, voici une fresque moderne. Je ne sais qu’en penser. Je ne la trouve pas affreuse, mais je n’y vois aucune inspiration pieuse. C’est curieux, dans des genres extrêmement différents, je ressens que les auteurs de mosaïques du quatrième ou du neuvième siècle, les auteurs de fresques du Moyen-Âge, et puis les peintres de la Renaissance ou de l’époque classique, les sculpteurs, tous ces gens avaient la foi. Peut-être était-ce le cas de l’auteur de ce Christ, mais il ne l’a pas fait passer dans son œuvre. Par ailleurs, je trouve que tous les styles que j’ai cités précédemment coexistent sans choquer, et là, soudainement, j’ai l’impression que cette peinture n’est pas à sa place. Mais tout cela n’est que mon impression personnelle, je ne veux pas m’ériger en critique d’art, encore moins en juge des consciences.
Passons vite sur la richesse des décorations (gâchée par les gros câbles électriques qui courent partout). Ces scènes de la vie de saint Chrysogone se trouvent tout autour de l’abside.
Cette peinture semble représenter la Sainte Trinité, avec Dieu le Père à droite, portant l’Agneau sur ses genoux, Jésus appuyé sur sa croix, et le Saint Esprit symbolisé par cette colombe qui rayonne. La disposition du sujet n’est pas banale, en général le Père siège en majesté, ou sa main apparaît dans un nuage au-dessus de la tête du Fils.
Ici, c’est la Vierge qui est en majesté, entourée des Trinitaires et d’anges portant la même croix que les religieux. Je trouve intéressante cette composition, et en particulier les deux petits angelots en bas à gauche qui semblent étrangers à la piété ambiante et jouent tranquillement dans leur coin.
Mais surtout, avant de quitter l’église, je voudrais montrer la parure du chœur. Sur ma photo de la nef, on aperçoit que le chœur est entouré d’une sorte de paroi semi-circulaire sombre. Il s’agit d’un travail en bois sculpté datant du dix-huitième siècle, dont je montre ici un détail de la partie supérieure. Ce même motif, très fin, très élégant, se répète tout autour. Le personnage de gauche, à la chevelure courte et frisée, semble vouloir représenter un Noir.
Lorsque nous quittons l’église pour nous rendre à la sacristie, en haut du mur dans le dos de la personne qui nous accueille aimablement et auprès de qui nous achetons un livret sur San Crisogono, que vois-je ? cette mosaïque de l’Ordre de la Sainte Trinité dont nous avons déjà vu le modèle à San Carlo le 7 février, emblème des Trinitaires qui se sont donné pour mission la délivrance des esclaves. Cette mosaïque du vingtième siècle me confirme donc dans l’idée qu’autour du chœur chaque ange est encadré par un esclave blanc et un esclave noir, l’un et l’autre affranchis ou soignés par les Trinitaires.
Il serait long et fastidieux de montrer en détail chacun des objets contenus dans ces vitrines, mais un coup d’œil de loin permet d’apprécier les richesses qu’elles contiennent, avant de descendre dans les entrailles de l’église paléochrétienne.
Je disais en commençant que les origines de cette église dataient du cinquième siècle. Elle a été modifiée au huitième siècle. L’église actuelle n’en est pas la modification, c’est une nouvelle construction au-dessus de l’ancienne. Nous sommes à cinq mètres sous le sol de la "nouvelle" église, qui a entraîné au douzième siècle l’abandon de celle où nous sommes maintenant. L’abandon et l’oubli. Et puis, en 1908, des fouilles qui se sont poursuivies jusqu’en 1928 ont redécouvert cette église paléochrétienne, qui a alors été dégagée. Ce que l’on voit ici, c’est le mur de son abside du cinquième siècle.
Lorsque l’on se promène, on a presque l’impression de visiter une catacombe, mais il n’en est rien, et je trouve particulièrement émouvant de me trouver dans ce lieu de culte très ancien, qui n’a pas subi les aménagements et embellissements des siècles suivants. Les dernières modifications sont du huitième siècle.
On a vu un sarcophage décoré de dessins en ondes dans une niche, maintenant en voici un autre le long d’un mur. Il date du troisième siècle après Jésus-Christ et représente le défunt dans une conque entourée de deux tritons au milieu de scènes tout à fait païennes. Nous avons été abordés, devant ce sarcophage, par une touriste canadienne d’Ottawa qui ne disposait d’aucune information sur cette église primitive. Et en effet, nul panneau explicatif ne dit ce que l’on voit et si, comme elle, on passe un mois en Europe, il est impossible d’acheter partout, comme nous le faisons, des documentations, sous peine de voir l’avion du retour s’abîmer en mer sous la surcharge. Cela nous a donné le plaisir d’une petite conversation internationale.
Je terminerai cette visite de San Crisogono en montrant un échantillon des fresques du huitième siècle, malheureusement assez abîmées, qui décoraient les murs. Ici, c’est saint Benoît qui guérit le lépreux en le bénissant.
Une autre montre Chrysogone, dans la tunique blanche et le manteau rouge bordé d’une bande, tenue des cavaliers romains, encadré de sainte Anastasie et de saint Rufin. Nous nous remplissons les yeux avant de regagner notre camping-car dans une banlieue beaucoup moins esthétique.